“Loin de l’amer” de Jocelyne Béroard, Pou Zot, Pou Nou


Le podcast Karukerament Litté consacré à Maryse Condé en 2021 a monopolisé toute mon énergie donc cela fait plus d’un an que je n’avais pas proposé de chronique littéraire écrite. C’est avec plaisir que je reprends du service pour vous parler de Loin de l’amer de Jocelyne Béroard. 

De mémoire, cela fait au minimum deux ans que Jocelyne Béroard déclarait au détour des interviews qu’elle travaillait sur son autobiographie. Ecrit avec le journaliste Bertrand Dicale, le résultat est disponible depuis le 17 mars. Bien entendu, il est impossible d’évoquer sa vie de femme, sa vie d’artiste sans évoquer le parcours exceptionnel de Kassav’. Les chapitres courts sous forme de chronique sur un fait précis invitent à la réflexion sur des thèmes importants autour de l’identité martiniquaise dans le contexte martiniquais, caribéen, français et mondial.

Fanm, une vie de femme

Qui est Jocelyne Béroard ? Une enfant de la Martinique des années 50 et 60. Alors que le cinéma peine encore à nous fournir nos références sur cette époque, j’ai toujours plaisir à me représenter le mode de vie en ce temps-là au-delà des luttes indépendantistes. A travers des anecdotes familiales et scolaires, on découvre ses questionnements sur la société et sa détermination à être elle-même. L’école, les activités extrascolaires, les fréquentations… On voit dans son récit que les dynamiques sociales, politiques et économiques la façonnent sans pour autant l’empêcher de les remettre en question si nécessaire. Ses envies de liberté et d’épanouissement ont guidé ses choix de vie qui l’ont érigée en exemple de la femme (noire) émancipée bien malgré elle. 

Milans, une vie d’artiste

Qui est Jocelyne Béroard ? Une amoureuse de la musique. La majorité du livre est consacrée à son expérience avec Kassav’. Comme Jacob Desvarieux et elle sont devenus les “visages” du groupe et vu le nombre d’interviews données au cours de leur longue carrière, il serait facile de se dire qu’il n’y aurait plus rien à apprendre sur leur aventure musicale, que tout a été dit. Il existe même un ouvrage universitaire * qui m’a aidé dans la préparation de ma communication sur “le Zouk du 21ème siècle peut-il être une pop music kréyol international ?” en 2019. Mais rares sont les interviews ou les reportages qui permettent d’apprécier Kassav’ dans sa dimension humaine. Avec Loin de l’amer, Jocelyne Béroard nous fait entrer dans l’intimité qu’ils ont développée au cours de ces quarante et quelques années. Le respect avec lequel elle parle de chaque membre du groupe se ressent dans chaque anecdote illustrant le secret de leur longévité. Son regard nous révèle des fortes personnalités qui ont su mettre leur ego de côté quand il le fallait, des êtres humains qui ont sacrifié beaucoup de leur vie personnelle pour la musique et pour nous, public.

Kassav, Pou Nou

Qui sommes-nous ? J’ai grandi avec Kassav’, mais je pense n’avoir commencé à prendre conscience de l’ampleur de ce que le groupe a accompli qu’à partir de 2019. J’ai déjà évoqué leur héritage en podcast et à l’écrit en 2021 (1, 2) après le décès de Jacob Desvarieux… Mais je n’arrivais toujours pas à analyser ce sentiment d’inachevé voire de culpabilité. Peut-être que c’est pour ça que je me suis lancée dans le podcast musique, et en plus dans un format qui me pousse à sortir de ma zone de confort. Peut-être que j’ai eu peur de perdre à nouveau des artistes repère de ma vie sans avoir dit à quel point leur art est important. Peut-être aussi que j’ai laissé parler ma frustration par rapport à l’indifférence envers les artistes de Guadeloupe et Martinique dans nos communautés. Jocelyne Béroard nous emmène loin de l’amer, mais ces anecdotes sur les attaques que Kassav’ et elle-même ont subies de l’extérieur ou de leur communauté rappellent l’amertume des artistes de ma génération les rares fois où ils osent l’exprimer. 

L’avant-dernier chapitre est un cri du coeur. Jocelyne Béroard affirme sa confiance dans notre capacité à faire mieux que ce que Kassav’ a accompli. Le fait est que j’y crois aussi. Je le pensais déjà en 2016 quand j’ai ouvert myinsaeng.com. J’en étais convaincue quand j’ai lancé Karukerament en 2019. Et, après la lecture de ce livre, j’espère que d’autres le seront autant que moi, car c’est ce paradoxe qui me fait tweeter contre la playlist Spotify Zouk actuelle ou écrire sur la musique caribbéenne depuis 6 ans ** (1, 2). On est arrivé à un point où Kassav’ est cité en exemple d’exception au lieu d’être cité comme un exemple du possible pour établir une norme dans l’industrie musicale Guadeloupe/Martinique.  

“Kassav’ a réussi en chantant en créole ? Non mais ce sont les seuls, vu le marché, ça serait impossible aujourd’hui.” “Kassav’ a réussi en faisant du zouk ? Non mais ce sont les seuls, vu le marché, ça serait impossible aujourd’hui.” “Kassav’ a vendu des milliers de disques voire des millions vu le piratage” ? “Non mais ce sont les seuls, vu le marché, ça serait impossible aujourd’hui.” Bon techniquement parlant, j’entends le dernier argument, le marché du disque a changé MAIS vu comment le zouk fait tourner le marché musical à l’échelle mondiale depuis cinq ans (comme au début des années 2000, comme à la fin des années 1980/début des années 1990), cela prouve bien que le genre musical, la langue ne sont pas le problème. Les gens écoutent du zouk depuis 40 ans et continueront encore parce que le zouk se transforme à condition de l’accepter et de le marketer comme il se doit. Et c’est d’ailleurs ce que rappelle Jocelyne Béroard avec ce livre. Les galères, les doutes, les succès, les erreurs de business et de communication, Kassav’ a littéralement tout vécu. En moins de 300 pages, chaque artiste peut retrouver un canvas adaptable à sa guise pour trouver sa propre voie et aller encore plus loin. Il y a encore beaucoup à accomplir, à commencer par se libérer des chaînes mentales du “nou pé pa”.

Je vois les pépites de ma génération des trentenaires/quadragénaires et j’ai hâte de découvrir celles et ceux qui prendront la relève.  Quand on vient d’un peuple qui n’a eu de cesse de s’adapter dans un environnement violent voulant l’anéantir, un peuple qui a produit autant d’artistes dans plusieurs domaines depuis des décennies, cela devrait être naturel désormais de croire en nous pour au moins égaler Kassav’.  Personne n’a dit que ce serait facile, mais il est impossible de dire que c’est impossible. Pas après tout ce que Kassav’ et d’autres artistes ont fait dans la chanson, le cinéma et la littérature, entre autres.

Le mot de la fin 

Loin de l’amer, mais au plus proche de nous-mêmes. Nous avons le droit de rêver. Je dirais même, nous devons rêver parce que personne ne le fera à notre place. Comme pour Maryse Condé dans ses récits autobiographiques, je trouve que Jocelyne Béroard se raconte avec la dose de sincérité et de pudeur qui nous donne l’impression de la comprendre sans se sentir autoriser à dire qu’on la connaît. On peut s’identifier sans s’assimiler. On voit l’humanité derrière l’extraordinarité. En signant cette autobiographie, elle fait ce qui lui a peut-être été reproché mais qui fait d’elle ce qu’elle est : une femme se définissant toujours par elle-même et pour elle-même.


*Gérald Désert, Le zouk: genèse et représentations sociales d'une musique populaire, 2018

**Les deux autres articles étaient sur myinsaeng.com mais je les ai mis en privé. Le premier comparait le zouk et la K-Pop sur le plan marketing, le second était sur l’imagerie du monstre en comparant le Caribbean monster d’Admiral T et le Korean monster de Drunken Tiger.

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