"Pou Zòt", établir une norme caribéenne

Transmission, c’est probablement le mot le plus approprié pour résumer “Pou Zòt” de Pierre-Edouard Décimus. Alors que les artistes de ma génération s’épuisent à reproduire des stratégies inefficaces pour “percer au natio”, le créateur de Kassav’ continue de dispenser de précieux enseignements à travers cette autobiographie sous-titrée “Kassav’ - Love and Ka-dance”. 

Comme j’avais déjà vu le film “Le Zouk et la prière des oiseaux”, j’avais déjà une vision globale des étapes de sa carrière. Par contre, là où “Loin de l’amer” de Jocelyne Béroard permet de réfléchir sur ce qu’est être un artiste caribéen, “Pou Zòt” met l’accent sur le processus. Comment devenir un artiste caribéen ?

Enseignement #1 - se former

C’est la base. Pierre-Edouard Décimus précise toujours qu’il n’est pas allé longtemps à l’école de la République. Pourtant, il a passé sa vie à se former et à exercer son esprit critique, ce qui concrètement est la mission première de cette institution. 

Faire partie des Vikings a été une bonne formation pour apprendre à composer un hit, à gérer la scène, le public antillais local et hexagonal, les egos d’artistes, à avoir de l’ambition… Il a réuni toutes les compétences nécessaires pour mener à bien le projet Kassav’ et trouver des solutions face aux problèmes rencontrés par la suite.

Pendant sa jeunesse, il s’est aussi formé sur le plan intellectuel. Ses voyages dans la Caraïbe au début de sa vingtaine lui ont permis d’ouvrir ses horizons et d’apprendre une histoire qu’il n’aurait jamais apprise à l’école de toute façon. En se constituant son réseau, il a établi sa grille pour identifier les personnes capables de l’aider à concrétiser ses objectifs. L’expansion caribéenne de Kassav’ était déjà en préparation, donc sa vision n’a jamais été limitée à la France hexagonale. 

Certes, il ne pourra jamais dire qu’il a eu une formation classique à la française, mais sa formation à la caribéenne lui a donné des connaissances solides inestimables. Au contraire, son parcours montre une façon alternative d’apprendre à partir du moment où on a la volonté d’avancer. 

Enseignement #2 - cultiver les valeurs APEP

Audace. Patience. Exigence. Persévérance. Ce sont les valeurs que “Pou Zòt” défend. Il faut l’audace de se dire qu’on va révolutionner la musique. Il faut la patience pour établir son plan d’action. Il faut l’exigence pour écrire sa propre définition de ce qu’est la qualité. Il faut la persévérance pour accepter les déceptions et continuer de donner le meilleur de soi, même quand on semble avoir atteint ses objectifs. 

A l’instar du “Homecoming” de Beyoncé où le public découvre les coulisses de sa préparation physique pour son show au festival Coachella en 2018, je crois qu’on manque d’images qui prouvent l’éthique de travail de Kassav’. Le fait qu’ils soient des musiciens experts donne l’impression qu’ils n’ont pas fourni de véritables efforts. Oui, il y a des documentaires sur certaines tournées et des interviews ponctuelles, mais on manque d’images où le groupe est en plein effort créatif, où le groupe raconte l’élaboration d’un album. Leur succès n’est pas que le fruit du hasard ou du facteur chance. Ils ont bossé pour y arriver. 

Enseignement #3 - rêver

Littéralement. Pierre-Edouard Décimus a rêvé Kassav’. Aussi mystique que cette origin story peut être, elle a le mérite de souligner l’importance d’écouter ce qu’on ressent. Ce rêve ne le concernait pas uniquement. C’est un rêve qui concernait son peuple et ce que lui pouvait accomplir pour son peuple. C’est ce rêve, je pense, qui lui a permis d’appréhender le succès de Kassav’ et de partir le moment venu se consacrer à d’autres rêves. Après le Zouk, ses explorations musicales l’ont mené au creole blues. Donc, on peut avoir plusieurs rêves au cours de sa vie. Non, il n’est jamais trop tard pour essayer de les réaliser. Nous fixons nos propres limites. Nous pouvons les faire sauter. 

Les seules questions sur lesquelles Pierre-Edouard Décimus reste pudique concernent l’argent et le fait d’avoir une vie privée épanouie. Jocelyne Béroard a été franche sur le fait qu’elle vit confortablement sans avoir un train de vie luxueux. Se marier et fonder une famille faisaient partie de ses projets de vie. Elle y a renoncé quand l’amour de sa vie l’a quittée. Pierre-Edouard Décimus lui n’en parle pas.

Quel prix donner à sa passion ? Aussi bien dans le sens des sacrifices à faire aussi bien dans le sens de monétiser son art. A l’ère du streaming et de la structuration de labels indépendants, les artistes doivent plus que jamais développer un esprit d’entrepreneur. Comment trouver l’équilibre pour mener de front une vie de couple/famille et sa vie d’artiste ? A chacun de trouver la réponse qui lui correspond.

Conclusion

Dans sa chanson “Petite Île”, Maurane Voyer chante le fait d’être une Caribéenne qui connaît les chimen chyen pour obtenir ce qu’elle veut. Et je crois que Pierre-Edouard Décimus fait partie de ceux qui incarnent cette approche caribéenne de la vie. Son parcours pourrait paraître atypique mais, dans le contexte caribéen, serait-il plutôt une norme ? Il n’y a pas une façon unique de faire carrière. Il n’y a pas qu’un seul type de carrière. Avec ce livre, Pierre-Edouard Décimus fait un ultime acte de transmission de tout ce qu’il a appris. Qui est prêt à l’écouter ?