"Yafa, le pardon" de Christian Lara ou une vision actuelle des questions identitaires afrofrançaises

Au cours des premières années de ma vie d'adulte en France, j'ai compris qu'il existait une tension dans les relations Antilles-Afrique sans savoir pourquoi. Je connais le discours sur un soi-disant complexe de supériorité où s'opposent le fait d'avoir la nationalité française et le fait de connaître ses racines. Cependant, au vu du système oppressif dans lequel nous vivons, j'avais toujours trouvé cet argument de jalousie, exprimé de part et d'autre, superficiel… Mais au final compréhensible du point de vue des générations des années 60 à 80. Un film comme Ô Madiana (1979) de Constant Grand-Dubois met en scène les interrogations identitaires des Antillais trentenaires de l'époque. Les romans de Maryse Condé jusqu'aux années 2000 reflètent les errances de ces générations de nos grands-parents voire plus âgés pour trouver leur place dans un monde qui nie leur culture, leur histoire et tout simplement leur existence. Le rapport à l'Afrique dans la littérature de Maryse Condé met toujours en lumière les incompréhensions, les incohérences dans la perception des uns et des autres. 

Ayant grandi en Guadeloupe, ce n'est qu' à partir de la vingtaine que j'ai fréquenté des Afrofrançais.es de ma génération. Je veux dire des Antillais et des Africains nés en France, avec la nationalité française et n'ayant connu que la vie dans l’Hexagone. Si la proximité et leurs expériences communes ont conditionné la naissance d'un lien indéniable voire de solidarité (circonstancielle), l'ignorance de l'histoire des uns et des autres demeure. Au sein même des groupes prônant le panafricanisme, j'ai fait l'expérience directe du manque d'unité quand il s'agit d'aborder une situation du point de vue des Antillais. Mon exemple le plus récent est l'invisibilisation du zouk Antillais contemporain entretenu par des Afrofrançais.es clamant que le zouk fait partie de leur culture alors que l'expertise qu'iels partagent s'arrête à leurs souvenirs d'ados des années 2000. Et c'est exactement le point de départ de Yafa, le pardon

Pas le zouk, bien entendu. Non, le point de départ est cette certitude d'avoir la connaissance alors que nous sommes ignorants de l'histoire des uns et des autres. Les faits historiques dissimulés, les grands personnages noirs effacés ou transformés, la construction identitaire et culturelle… Voilà le fil du dialogue continu entre Demba (Sidiki Bakaba) et Lucien (Luc Saint-Eloy). Le migrant et le gardien de la paix. L'Afrique et les Antilles. Toute une nuit à discuter de ce passé qui affecte leur présent mais qui ne devrait pas déterminer leur futur. Des images d'archives soutiennent cet échange difficile à entendre pour Lucien, mais aussi pour le spectateur.trice non-averti. Certaines répliques auraient de quoi faire bondir et protester pendant des heures comme Lucien peut le faire quand les propos de Demba sur son aliénation le mettent mal à l'aise. 

Cet éveil, cette prise de conscience se construit minutieusement en miroir. Au-delà de l'histoire de Lucien et Demba dans un rapport dominant/dominé qui se rééquilibre progressivement, Christian Lara dénonce le racisme que les deux communautés subissent. Des attitudes aux mots en passant par les regards des comédiens, il déconstruit les préjugés véhiculés pour entretenir cette division dans la société. Ces préjugés détournent l'attention du véritable enjeu : par quels moyens pouvons-nous tous vivre décemment dans un système oppressif ? Les plus idéalistes iraient jusqu'à dire : comment pouvons-nous tous (opprimés comme oppresseurs) nous libérer mentalement de ce système oppressif ? 

Christian Lara ne propose pas de solution miracle. Par contre, il indique la démarche : le dialogue. Dans son approche, la première étape est la connaissance, la partager pour que le Yafa soit demandé et qu'il soit accordé afin d'aller de l'avant. 

En toute franchise, je ne pense pas qu'il y ait de pardon à demander ou à accorder. Je pense qu'il s'agit avant tout de reconnaître les faits, d'accepter ce qui s'est passé et de voir en l'autre un individu à part entière. D'ailleurs, sorry pour le spoiler, mais j'ai été particulièrement émue que Demba nomme clairement l'appartenance de Lucien à la Caraïbe et laisse de côté le terme Antilles. 

Nous ne sommes pas responsables des actes des générations précédentes mais nous faisons un choix conscient de maintenir le fossé ou de construire un terrain d'entente sous nos propres conditions afin de nous élever ensemble. J'en fais l'expérience personnelle depuis 2016. J'échange avec une jeune femme aussi passionnée que moi sur les questions de représentation des Noirs. Tous les jours, nous constatons les similitudes de nos expériences dans nos cercles familiaux, amicaux, amoureux et professionnels. Elle, Camerounaise en Afrique et moi Guadeloupéenne en Europe… Chacune à l'écoute de ce que l'autre dit pour s'enrichir intellectuellement sur un respect et un soutien réciproques.

Avec ce format inédit de memory fiction (20% d'images d'archives, 80% d'images de fiction), Yafa ne cherche pas à nous divertir mais à nous raconter avec une vision contemporaine et pédagogique sur les questions identitaires du point de vue des Africains et des Caribéens francophones. Il nomme les bourreaux et les victimes. Il nous guide pour porter un regard critique sur nous-mêmes. Il nous encourage à retrouver notre dignité. Il nous invite à garder espoir pour construire ce monde uni tant rêvé.

ndlr: Yafa signifie “pardon” en bambara.

L’équipe du film “Yafa, le pardon” au Festival “L’Afrique fait son cinéma” 2021 + Fiona Gélin (présidente du jury). Le 25 octobre 2021.