Pour une représentation audiovisuelle de l'esclavage aux Antilles
Nldr : cet article a été publié pour la première fois le 1er mai 2016 sur myinsaeng.com.
C’est le 1er mai 2016. En cinq mois, il y a eu #Oscarssowhite, campagne Twitter pour les Etats-Uniens qui a lancé des pseudo-débats sur la représentation des non-blancs dans le cinéma français et le consensus était que le problème n’était pas si grave en France. Il y a eu le film Chocolat porté par la popularité d’Omar Sy en remettant dans l’ombre la pièce de théâtre avec Yann Gael. Il y a eu Zita Hanrot, César du meilleur espoir féminin, que les médias se sont empressés de transformer en “symbole de la diversité du cinéma français parce qu’elle est la première femme noire césarisée”, en oubliant au passage que la première femme noire césarisée était Euzhan Palcy. Il y a eu la campagne visuelle des citoyens anonymes pour écrire le nom de Pascal Nzonzi sur les affiches du film Les Visiteurs 3. Et il y a eu une ministre faisant en direct une comparaison entre les femmes voilées et “des nègres afr… américains qui étaient pour l’esclavage”. Le fait même que cette comparaison suscite uniquement un débat ayant abouti à “pourquoi les Blanc n’auraient-ils pas le droit de dire le mot nègre ?” soulignent la méconnaissance de “notre histoire, de celle des nègres « afric… », des nègres américains et de manière sous-jacente … des nègres antillais,” comme l’écrit Gilbert Pago en rappelant que les esclaves des Antilles se sont eux aussi battus et pris les armes pour obtenir leur liberté. Pas plus tard que cette semaine, Enjoyphoenix a présenté ses excuses pour avoir employé l’expression “really nigga?”. Dire qu’il reste 7 mois avant la fin de 2016…
Enjoyphoenix n’a pas cherché à minimiser ses propos et a tenté d’éclairer aussi ses fans sur la signification de l’expression. Elle a fait un effort que des personnes plus âgées et avec une audience plus large ne font pas. Cependant, son explication sur le fait qu’elle ne se soit jamais posée la question en terme de “je n’emploie jamais un mot en français, pourquoi suis-je aussi à l’aise pour l’employer en anglais ?” avant que Twitter ne lui fasse la remarque reflète la gymnastique faite autour de la sémantique française quand on parle des Noirs. Le mot “black” est légion dans les médias français, sous prétexte de ne pas avoir à répéter le mot “noir”. Utiliser le mouvement de la négritude pour justifier l’emploi de “nègre” et faire des métaphores autour de l’esclavage des Noirs dans tous les contextes inappropriés possibles indiquent à quel point la signification des mots se perd au fil du temps. Alors que la seconde abolition a eu lieu il y a moins de deux siècles, cet esclavage légalisé apparaît comme une période lointaine de l’Histoire qui, du fait de l’éloignement géographique et temporel, ne concernerait pas la vie de la France hexagonale et n’aurait pas d’incidence sur la société actuelle.
Dans le chapitre sur l’esclavage d’un manuel d’histoire de 4ème que j’ai lu, il est expliqué que la figure de “l’esclave noir” dans l’art européen est passée d’une représentation où il est “au naturel” et dans “des décors cocasses” au XVe siècle à une représentation où il est symbole de la richesse et de la prospérité des colonies au XVIIIe siècle. La littérature et la peinture participent donc à la construction de l’imaginaire collectif. Depuis le début du XXeme siècle, le cinéma puis la télévision prennent le relais dans la création d’une représentation qui change ou renforce les clichés sur le sujet mais en apportant un regard rétrospectif. The Birth of A Nation, racontant la révolte menée par Nat Turner en 1831, sera bientôt dans les salles américaines et le remake de Roots sera diffusé à partir du 30 mai soit quelques jours après la fin de la diffusion de la saison 1 de Underground. Le paysage audiovisuel états-unien est donc probablement en train d’écrire une page importante dans la représentation de son histoire de l’esclavage. En se réappropriant le titre du film muet de D.W Griffith sorti en 1915, Nate Parker montre l’aboutissement du changement de paradigme dans la représentation des esclaves noirs.
Cette bande-annonce du film Manderlay de Lars Von Trier sorti en 2005 dans le cadre de sa trilogie “USA – Land of Opportunities” fait de l’esclavage un élément inhérent à la représentation des Etats-Unis d’un point de vue européen. Manderlay est une plantation imaginaire où les esclaves sont répartis en groupe en fonction d’un trait de caractère qui correspond à des stéréotypes construits et véhiculés par le cinéma américain lui-même. Les stéréotypes ont évolué de Sambo le bouffon à la grammaire défaillante dans les films des années 1910 aux rassurants Mammy, Oncle Tom jusqu’aux années 60 (Gone with the wind, Uncle Tom’s cabin). Les “décadents” Jezebel et Mandigo à partir des années 70 (Slaves, Drum, Mandigo) s’inscrivent dans une représentation de l’esclavage comme un rapport de pouvoir basé sur la violence. Il ne faut pas oublier l’image du pickaninny caractérisant les enfants noirs comme ignorants et paresseux que les films The Little Rascals/ Our Gang, certes se déroulant dans l’Amérique où l’esclavage est aboli, ont véhiculée tout au long du XXe siècle entre les rediffusions et les remakes. A partir des années 2000, comme l’avaient déjà fait Glory (1989) et Amistad (1999) en tête, le discours oscille entre mettre en avant une prise de liberté qui est mise en scène comme un enjeu économique et politique entre les Blancs (Lincoln, 12-year a slave) et une prise de la liberté par la violence mais accomplie de façon marginale (Django Unchained). The Birth of a Nation se distingue donc en mettant en scène une révolte organisée et menée par un esclave noir né sur le continent américain et replace le curseur sur des victimes solidaires qui prennent les armes pour s’affranchir par elles-mêmes.
De son côté, la télévision donne l’occasion de représenter l’esclavage en créant davantage un discours autour des femmes. On peut citer le téléfilm The Autobiography of Miss Jane Pittman (1974) adapté d’un roman qui raconte l’histoire d’une ancienne esclave qui a participé au mouvement des droits civiques dans les années 1960. A Woman Called Moses (1978) s’inspire de la vie de Harriet Tubman. De même, mettant à l’honneur la grand-mère de l’auteur Alex Haley, Queen (1993) peut être considéré comme le dernier volet de la saga Roots. Malgré la polémique autour de l’exactitude historique, l’impact de ce feuilleton diffusé en 1977 est tel que son remake reflète aujourd’hui la transmission de références communes grâce auxquelles il est désormais possible de prendre du recul et d’évaluer les changements dans la conception et la réception de la représentation de l’esclavage aux Etats-Unis… Mais qu’en est-il de la création française ?
Sur ces 15 dernières années, des oeuvres audiovisuelles sur l’esclavage aux Antilles* ont été produites pour le cinéma mais surtout pour la télévision. Avec un titre faisant référence aux marrons, les esclaves qui s’enfuyaient des plantations et étaient craints des maîtres blancs, le film Nèg Maron (2005) met en scène ce désir de liberté dans un système oppressif hérité de l’esclavage en racontant l’histoire de deux jeunes vivant dans un quartier populaire de la Guadeloupe du début des années 2000. Deux ans plus tard, la saga Tropiques amers suit la vie des habitants de l’habitation Bonaventure au rythme des événements réels allant de la première abolition en 1794 aux années qui ont suivi l’arrivée de Napoléon au pouvoir en 1802. The Book of Negroes (2015) et Underground (2016) donnent un aperçu de la représentation de l’esclavage à l’heure actuelle d’un point de vue étranger. Enfin, le film Case Départ (2011) et le téléfilm Rose et le soldat (2016) soulignent la difficulté de romancer ce thème. J’aurais voulu évoquer au moins une telenovela brésilienne comme la version de 2004 de A Escrava Isaura pour le regard étranger, mais je ne parle pas portugais et pas le temps de visionner. Néanmoins, j’évoquerai la telenovela brésilienne à succès Les couleurs de la liberté (2013) dont la VF diffusée en Outre-mer s’achèvera ce moi-ci. De même, les films de Christian Lara comme Sucre Amer (1998), 1802 ou l’épopée guadeloupéenne (2004) et le téléfilm Toussaint Louverture de Philippe Niang (2012) auraient pu être évoqués mais dans le cadre de la mise en scène de la lutte armée pour la liberté aux Antilles. Néanmoins, les exemples choisis sont l’occasion de parcourir brièvement le paysage audiovisuel et de dresser une ébauche du paradigme français sur la représentation des Antillais et de l’esclavage.
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*Je limite bien mon propos à la représentation de ce qui s’est passé du côté de l’Atlantique, donc je n’inclus pas les îles dans l’océan indien.
N.B : la bibliographie est riche sur la représentation des Noirs et son évolution dans le cinéma américain avec des livres et des articles aussi bien en anglais qu’en français. Tous les téléfilms cités sont disponibles en intégralité sur youtube en VO.