"Confessions d'une séancière" ou repenser notre humanité

Je dirais que 90 % des fictions que je lis sont en anglais. Elles me permettent de déposer le bouclier que je dois porter pour survivre dans le monde réel qui m'étiquette en tant que femme noire. Je trouve la littérature caribéenne francophone divertissante, mais elle est rarement aussi stimulante que les médias traditionnels le prétendent lorsque quelques auteurs noirs sont sous les feux de la rampe pendant une saison littéraire. Ou disons qu'elle ne m'oblige pas à redéfinir les pensées et les croyances que j'ai au sujet de ma culture. Cependant, de temps en temps, je tombe sur des livres qui me font réfléchir à mon approche Karukerament. C'est ce qui s'est passé il y a trois ans avec Confessions d'une séancière de Ketty Steward. Il s'agit d'une anthologie de nouvelles explorant la noirceur de notre humanité sortie en 2018. Une version actualisée est sortie en 2023 et j'ai reçu un exemplaire. Je ne veux pas vous gâcher l'expérience de lecture... Disons qu'elle m'a fait dire "ah ouais?!" plus d'une fois. Et gardez à l'esprit que je l'avais déjà lu et que le livre a quand même réussi à me surprendre. C'est de ça que j'aimerais parler ici.

Après avoir terminé ma lecture, je me suis sentie submergée, comme si la haute vague bleue contre le ciel orange de la couverture allait s'emparer de moi. Je dois dire que ce que j'apprécie le plus en lisant les femmes dans la littérature caribéenne, c'est la manière dont elles parviennent à extraire la beauté des choses les plus effrayantes. Et quand je dis "beauté", je veux dire que l'écriture vous pousse à vous demander si vous comprenez bien la situation alors que des monstres émergent des pages. Il ne s'agit pas seulement de partager notre folklore, nos légendes. Chaque histoire pose la question de savoir qui nous sommes en tant qu'êtres humains aujourd'hui. La xénophobie, l’homophobie, la maternité, le mariage, le Carnaval, chaque histoire interroge un aspect de notre culture et montre les contradictions dans lesquelles nous vivons. Nous les acceptons, parfois, comme la norme, même lorsque ces contradictions nous tuent. Métaphoriquement et littéralement.

Plus je vieillis et plus je guéris mes blessures, certaines histoires que j'avais ignorées il y a trois ans ont trouvé un écho différent cette fois-ci. En particulier celles qui se déroulent dans un cadre contemporain et qui remettent en question les normes et les dynamiques de genre. Le Dorlis est sans aucun doute le personnage qui m'a le plus effrayée dans mon enfance. Cette créature qui viole les femmes dans leur maison, dans leur lit. Je pense qu'il n'y a rien de plus terrifiant que de penser que tu n’es pas en sécurité dans ton foyer. Si tu n’es pas en sécurité dans ton foyer, où peux-tu l’être ? J'ai toujours été mal à l'aise lorsque les gens parlaient du Dorlis en riant. Et je ne parle pas d’un rire embarrassé, gêné. Ils semblaient trouver l'idée vraiment amusante. Et j'ai toujours eu l'impression que les gens (hommes et femmes) se rangeaient du côté des Dorlis, du genre "oh, il fait ça parce qu'il ne peut pas s'en empêcher. Dommage !"... Le raisonnement le plus insultant dans ce contexte est que les hommes reçoivent la permission de faire tout ce qu'ils veulent aux femmes. Et dans les histoires de Dorlis que j'ai entendues dans mon enfance, il était toujours question des femmes comme des victimes et peu importe les efforts qu'elles faisaient pour se protéger, les Dorlis gagnaient toujours. Eh bien, désolée pour le spoiler, PAS CETTE FOIS !

Cela dit, ce recueil a également remis en question ma conception de la sexualisation de La Diablesse. Dans la version la plus populaire de nos jours, son objectif est le même que celui de Dorlis : imposer des relations sexuelles à sa victime. C'est juste qu'elle séduit d'abord sa victime parce que... je suppose que les femmes ne peuvent pas être cruelles et impitoyables ou que les hommes sont tellement forts qu’on doit les tromper pour réussir à les agresser ? Ce que je veux dire, c'est que cette anthologie nous fait réfléchir à notre système commun de représentation…

Qui est vraiment puissant et qui ne l’est pas ? Comment la dynamique du pouvoir peut-elle changer ?  Que signifie être un homme ou une femme en Martinique ? Que signifie être perçu comme une femme ou un homme en Martinique ? Comment définissons-nous notre masculinité, notre féminité et surtout notre humanité ? Que signifie aller à l'encontre de la société et vivre sa vérité quoi qu'il arrive ? Qu'est-ce que cela signifie pour nous d'être heureux ? Ce sont les questions qui n’ont pas arrêté de tourner dans mon cerveau pendant l'été. Je veux dire que je les avais déjà, mais la lecture de Confessions d'une séancière m'a donné une nouvelle perspective sur la réponse que je donnerais aujourd'hui. Et pas seulement en tant que femme afrocaribéenne française. Cela m'a donné une nouvelle perspective sur la réponse que je donnerais en tant que Maëlla. Cela peut vous sembler simpliste, mais il m'a fallu des années pour me donner la permission d'être moi-même. De sentir que j'étais vraiment moi. Cependant, comme le décrit ce livre, nous avons tous le choix de nous cacher ou d'accepter qui nous sommes. En fin de compte, comme chaque personnage de ces contes et légendes, l'intégrité et la loyauté envers nous-mêmes nous sauvent toujours.

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