"Les soeurs Nardal, les oubliées de la Négritude" ou une vision alternative du militantisme

Je suis une femme noire, afrocaribéenne, guadeloupéenne et française. C'est de cette façon que je me suis définie en développant Karukerament. Mon cheminement pour arriver à cette définition entamée dès mon entrée à l’école a connu un tournant majeur en 2016 quand j'ai commencé à suivre la sphère afro féministe française. Dans cette ère Twitter pré-Musk, cette communauté reprenait le pouvoir du récit face aux attaques en ligne violentes et méprisantes menées en majorité par des hommes noirs. Dans cette lutte pour affirmer leur humanité et leur droit à exister, ces Afroféministes prônaient l'importance de la sororité et de la transmission. Elles ont remis en lumière le militantisme des femmes noires françaises. Grâce à elles, j'ai appris l'existence de La Coordination des femmes noires fondées dans les années 70. Grâce à elles, j'ai appris l'existence des sœurs Nardal. Les informations à ce sujet se focalisaient sur deux faits : leur salon littéraire où les théoriciens de la Négritude avaient l’habitude de se rencontrer et la Revue du Monde Noir cofondée par les soeurs Nardal. Cependant, au-delà de cette image militante, d’où venaient ces femmes et que sont-elles devenues après les années 1930 ? Personne n'en parlait réellement. Comme si elles n’avaient d’intérêt que pour et par leur image militante. 

Diffusé pour la première fois sur France Télévision le 12 mars 2023, Les soeurs Nardal, les oubliés de la Négritude apporte quelques éléments de réponse. Créé par Léa Mormin-Chauvac et Marie-Christine Gambart, ce documentaire retrace en 52 minutes la vie de ces soeurs, principalement celle de Paulette. Mon but ici n'est pas de vous raconter ce documentaire délicat et bien construit dont le replay est disponible ici. Je préfère vous partager mes réflexions sur la représentation  du militantisme noir français du XXe siècle.

De l'importance de se raconter

Les premières secondes nous mettent en connexion avec Paulette Nardal à travers sa voix enregistrée sur K7 lors d'une série d'entretiens en 1974-1975. L'émotion de Philippe Gollurmund en réécoutant la voix de Paulette Nardal se comprend d’autant plus que le support symbolise une époque bien révolue aujourd’hui. J'ai eu un flashback de mon moi de 7 ou 8 ans enregistrant mon premier Podcast sur mon radio-K7 Fisher price. Evidemment, je ne savais pas que je faisais un podcast à l’époque. Dans ma tête, j’imitais ce que j’entendais à la radio qui rythmait mes journées en Guadeloupe. L’audio libère l’imaginaire sans aucune interférence tout en guidant la personne qui écoute… Entendre la voix de Paulette Nardal crée un sentiment de proximité que l’image, même animée, ne peut reproduire à mon sens car cela donne une autre dimension à ses émotions. Que serait-il arrivé si Philippe Grollemund n’avait pas réalisé, conservé et décidé de partager ces enregistrements ? Peut-être Paulette Nardal aurait-elle trouvé un autre moyen de se raconter ? Peut-être pas ? En tout cas, la technologie nous permet désormais de ne plus attendre sur la validation d’un intermédiaire qui juge notre histoire importante. Se raconter, à l’oral ou à l’écrit, c’est prendre le contrôle du récit de sa vie et empêcher une réécriture de l’histoire… ou tout au moins avoir les récépissés prêts le jour où l’histoire est interrogée. Comme maintenant.

Bien que le titre du documentaire évoque “les soeurs Nardal”, les relations entre soeurs ni les parcours individuels ne sont décortiqués. Probablement parce qu’il y avait moins de sources directes et ce n’était pas l’angle d’approche voulu. Cette absence de discours sur Paulette Nardal la femme souligne d’autant plus notre difficulté à développer des représentations de femmes noires en dehors de ce rôle maternel/potomitan même dans le militantisme où la vulnérabilité n’a pas sa place. 

De l’importance de bâtir sa communauté 

Personne n’est surpris que les hommes n’aient pas laissé l’espace aux femmes dans l’histoire de la Négritude. D’ailleurs, avis personnel, je ne pense pas que cela a été délibéré mais plutôt un glissement vers un statut quo parce que les soeurs Nardal ne répondaient ni à leurs codes ni à leurs visées politiques. Les différences de perspectives alimentées par les différences de leurs expériences de vie faisaient pourtant la richesse de l’approche inclusive des soeurs Nardal dans la création d’un espace respectant la spécificité de chaque culture. 

Leur stratégie de faire converger les arts et de diffuser ces analyses à un niveau international aurait eu de quoi encourager l’expression d’une identité caribéenne francophone encore difficilement assumée aujourd’hui. Leur éducation bourgeoise leur a permis de développer la sensibilité de naviguer entre les champs artistiques. Et c’est clairement leur origine martiniquaise qui leur a donné cette ouverture et cette capacité à lier les autres cultures noires sans chercher à les hiérarchiser. Je trouve fascinant qu’elles aient pensé la communauté des Noirs à l’échelle mondiale dans sa diversité à une époque où les Etats africains n’avaient pas encore retrouvé leur indépendance. Elles affirmaient leur culture martiniquaise tout en célébrant les cultures afroaméricaines et africaines, sans se mettre à part en se disant “je ne suis rien, parce que je viens d’une petite île”. Certaines conversations que j’ai eues ou entendues depuis le lancement de Karukerament en 2019 me paraissent d’autant plus lunaires quand je vois le chemin que les soeurs Nardal nous avaient ouvert… Pourquoi cette incrédulité quand je suggère de se promouvoir sur le marché international ? Pourquoi cette résistance à la traduction en anglais ? Pourquoi se minimiser et accuser les autres pays de la Caraïbe de nous exclure alors que la Guadeloupe et la Martinique contribuent au rayonnement artistique, intellectuel de la Caraïbe depuis le début du 20ème siècle ? 

J’avoue que j’ai encore du mal à démêler ces chaînes mentales que les soeurs Nardal ne possédaient déjà plus au début du 20ème siècle mais qui sont toujours bien tenaces dans cette première moitié du 21ème siècle. Heureusement, il y a encore des irréductibles. Le discours de Pierre-Edouard Décimus dans “Le zouk et la prière des oiseaux” s’inscrit directement dans la lignée de leur vision. Mettre son identité au coeur de son art pour marcher vers un monde meilleur et se comporter avec la dignité qui se doit quand on a cette ambition. Il a poussé plus loin l’idée de communauté en intégrant le public populaire. Peut-être que c’est ce qui manquait dans la vision des soeurs Nardal. Que les 200 millions de Noirs à travers le monde marchent la tête haute, l’objectif est noble, mais la Revue du monde noir s’adressait aux intellectuels et pas directement aux peuples. Bien qu’il n’y ait eu que 6 numéros, proposer des écrits simultanéments en français et en anglais, de collaborer avec des académiques et/ou artistes directement concernés par les problématiques évoquées, il n’y a pas plus moderne comme exemple de globalisation en terme de production culturelle. Depuis 2016, j’ai observé les initiatives venues de ma génération pour créer ces espaces similaires. Que ce soit par des magazines traditionnels et/ou en ligne, des podcasts, des collectifs, mais la majorité a disparu aujourd’hui. Soit par manque de ressources, soit par manque de vision… En tout cas, cette intention de mettre en lumière exclusivement “le monde noir” dans sa pluralité n’est pas la ligne éditoriale retenue des iniatives encore d’actualité. Peut-être qu’au 21ème siècle, dans une société globalisée où circulent les idées sans contrainte physique, cela paraît “réducteur” OU trop vaste ? Peut-être que notre seconde moitié du 20ème siècle a été tellement agitée sur le plan politique qu’il n’y avait ni l’espace ni le temps de se poser et repenser les rapports culturels, politiques et artistiques entre les communautés noires. Je ne parle pas de panafricanisme. Je veux bien entendre que ce mouvement soit né dans la Caraïbe de la fin du 19ème siècle, mais concrètement quelle est la vision politique pour assurer le bien-être de chaque membre de ces communautés aujourd’hui ? Quelle vision du monde ces intellectuels proposent-ils aujourd’hui ? Qui célèbre-t-on dans le panafricanisme actuel et pourquoi ? Il n’y a que ça qui m’intéresse.

En tout cas, les soeurs Nardal, elles, ont fédéré une communauté d’artistes de tous les horizons et de nationalité différente. La technologie d’aujourd’hui leur aurait permis d’exploiter pleinement ce concept qui, à défaut d’être grand public, aurait eu le mérite de créer des archives et d’inspirer celles et ceux capables de changer la société.

De l’importance d’être soi

Le documentaire souligne le paradoxe que les soeurs Nardal représentaient jusqu’à la fin de leurs études. Minorité privilégiée, formée à l’école de la République, des valeurs conservatrices et religieuses, et pourtant elles ont développé un esprit critique sur leur condition d’être humain, sur leur condition de femme dans un système oppressif. Et cela ne les a pas empêchés de reconnaître les oppressions subies par les autres ni d’utiliser leurs compétences pour aider la communauté. 

Après ses années étudiantes, Paulette Nardal aurait pu fonder une famille. Après la rupture avec les pères de la Négritude, elle aurait pu se laisser consumer par l'amertume d’être effacée. Au contraire, selon le documentaire, elle n’a eu de cesse de trouver d’autres moyens de contribuer à la Martinique. Qu’est-ce qui a alimenté sa détermination tout au long de ces années ? Avait-elle des ambitions politiques ? Etait-ce simplement l’envie de transmettre et d’aider les gens autour d’elle à trouver la sérénité dans une société en souffrance ? En tout cas, l’action militante ne commence ni ne s’arrête avec des manifestations dans la rue ou avec des clashs médiatiques avec les institutions. Avec l’histoire des soeurs Nardal, on a un aperçu de ce que signifie accomplir sa mission de vie. Le documentaire dresse le portrait de femmes martiniquaises qui, sans mandat politique, malgré leurs “privilèges”, s’investissent dans la vie collective. Chaque personne a un pouvoir d’action à un niveau individuel. Chaque personne est libre de l’utiliser ou pas.

Un héritage à porter fièrement

Je dirais qu’il y a 3 voire 4 générations entre Paulette Nardal et moi. Mon moi étudiant aurait sûrement été réconforté de savoir que l’une des premières femmes noires à la Sorbonne * avait imposé son sujet de mémoire (j’ai fait un compromis), qu’elle avait connu des microagressions quotidiennes (je pensais que c’était dans ma tête et que c’était de ma faute) et qu’elle avait surmonté tout ça sans renoncer à son identité (10 ans d’errance pour me reprendre en mains). 

Avec la Paulette Nardal adulte, j’ai un exemple de vie épanouie pour une femme jamais mariée et sans enfant. Cela ne signifie pas qu’elle n’a jamais connu l’amour romantique, mais ses choix de vie n’ont pas l’air subi et elle a noué des liens profonds avec son entourage au point où certains se battent pour la faire entrer au Panthéon… Pourquoi pas ? En terme de reconnaissance, je pense qu’une femme comme elle et toutes les autres figures féminines historiques de chez nous veulent avant tout qu’on leur fasse honneur en trouvant notre définition du bonheur. Je suis fière en tout cas de mettre les soeurs Nardal dans mon panthéon personnel. 


* Le fait qu’on ne sache pas de façon précise qui a été la première étudiante noire en dit long sur l’obscurité qui règne encore sur nos accomplissements 


Pour aller plus loin

Plus ça va, plus je me dis que nos intellectuelles ont du mal à être reconnues à leur juste valeur parce qu’elles dérangent le récit des luttes pour la dignité de l’homme Noir, pour la célébration des cultures portées par l’homme Noir. De ce que le documentaire montre, Paulette Nardal donnait réellement de son temps et allait à l’encontre du stéréotype de la bourgeoise “aristocrate”. Plutôt que de parler des oubliées de la Négritude, je vois désormais les soeurs Nardal davantage comme les pionnières de la caribéanité.

Le documentaire partage des anecdotes où les pères de la Négritude reconnaissent à Paulette Nardal l’influence qu’elle a eu. Se reflétant dans les luttes anticolonialistes à partir de la moitié du 20ème siècle, ce mouvement artistique mettait l’homme Noir (africain) au centre. De la négritude ont découlé l’antillanité, puis la créolité, la diversalité, tout autant de concepts théorisés par les hommes sur la deuxième moitié du 20ème siècle dont je n’ai jamais saisi la traduction sociale voire sociétale. Jusqu’à présent, je pensais que c’était à cause de ma fainéantise à trouver les textes qui me l’expliqueraient ou par manque d’intelligence. Depuis le visionnage de ce documentaire, je pense que c’est parce que je vois ces concepts comme fragmentés, réducteurs et exclusifs au lieu de cimenter, fédérer et inclure comme les soeurs Nardal et d’autres femmes l’ont démontré dans leurs actions. La façon dont je les ai compris jusqu’à présent (peut-être à tort, je veux bien l’entendre), c’était toujours dans une représentation du monde où l’homme Noir (et je fais exprès de rester au masculin) cherche à se définir en opposition, par “je ne suis ni ceci, ni cela” ou par “je suis un mélange, je suis le fruit du métissage, je suis indéfinissable”. 

Que ce soit dans une approche par l’histoire, l’extériorité, l’intériorité, je ne vois pas en quoi ces concepts répondent à une caribéanité intégrant le vécu des autres communautés de la Caraïbe toute langue confondue. Et j’emploie le terme caribéanité dans le sens d’identité caribéenne. Malgré les avancées des Caribbean studies, “caribéanité” n’est pas (encore?) entré dans le monde académique et est relativement peu utilisé donc je n’ai pas de définition alternative à proposer. Mais, à mon sens, il est le terme le plus inclusif actuellement car je le vois comme un système agglutinant. Oui, je reconnais que les cultures se mélangent, évoluent constamment dans un chaos plus ou moins canalisé, mais les dynamiques de pouvoir ne changent pas pour le moment et il y a des socles culturelles et historiques permanents dont on transmet les traditions. Antillais/Caribéen ne devrait pas être un substitut à “Noir”. Revendiquer le métissage ne devrait pas être un prétexte à passer sous silence les discriminations raciales (à comprendre dans le sens de race comme construction sociale).  Aujourd’hui, “afrocaribéen”, “indocaribéen”, “sinocaribéen”, “coréanocaribéen” etc exprime cette pluralité des origines qui ont planté leurs nouvelles racines.  Mais peut-être qu’un jour on ira plus loin. Non, je n’envisage pas un Tout-monde de Glissant parce que je suis incapable de conceptualiser un monde sans parler de dynamiques de pouvoir. Quelles seront-elles ? Je n’ai pas la réponse. En tout cas, je peux avoir la totalité du monde en moi à cause de circonstances dont je ne suis pas responsable, tant qu’il faudra continuer à faire des choix entre ces origines plurielles, comment vivre dans la sérénité et en pleine liberté ? Peut-être que quand les discriminations auront disparu alors le mot “caribéen” sera accepté, ou un autre émergera, pour décrire cette harmonisation dans une pluralité intérieure que personne d’autre que les gens de la Caraïbe ne fait l’expérience.

PS: Obligée de lire Fiertés de femme noire désormais… Le prix E-book est indécent. Je vous assure qu'on parlera du manque d'accessibilité aux récits des Noirs de France. Un jour. 

L SCommentaire