“Échappée Belle” ou une Guadeloupe en mode TV-réalité
Ecrit par Valérie Siracus et publié en 2016, Échappée Belle raconte la descente aux enfers de Laurence devenue accro à la cocaïne. Voici le résumé officiel :
Laurence, jeune femme active, quitte le foyer familial pour s’installer dans son propre appartement. Au cours d’une soirée chic, elle fait la connaissance de Mike, jeune responsable commercial au charme dévastateur, qui la séduit immédiatement grâce à sa joie de vivre et sa galanterie. Elle partage avec insouciance sa vie de fêtes et de prestige.
Mais, jour après jour, le portrait de Prince Charmant moderne de Mike s’écaille laissant deviner un être manipulateur, spectre d’une vie pleine de paillettes, qu’elle n’aurait jamais imaginé. Aveuglée par son amour pour lui, elle le laisse l’entraîner sur la pente d’une dangereuse addiction à la cocaïne.
C’est alors pour cette jeune femme, une inexorable descente aux enfers.
Quand les voies de l’amour et de l’ambition vous mènent sur les chemins de la dépendance, être fort c’est parfois savoir demander de l’aide…
J’aurais beaucoup de choses négatives à dire, notamment sur la représentation des femmes et de l’amour, de la sexualité… Je vous épargne. J’ai décidé d’aborder cette review que par rapport à la lokalisation parce que c’est avant tout la raison pour laquelle j’avais choisi de lire ce roman : il parle de la Guadeloupe.
Un style chargé
Le résumé est à l’image du roman. L’édition papier fait 395 pages (grand format, pas de chapitre) mais aurait pu faire une centaine de pages en moins en enlevant les répétitions, les accumulations d’adjectifs, d’adverbes et les rares dialogues en discours direct qui avaient des phrases longues que personne ne dirait d’une seule traite dans la vraie vie et donc d’autant plus difficiles à lire comme cette phrase que je viens d’écrire. Le roman étant à la première personne du singulier, cela m’a donné l’impression que Laurence voyait tout dans la démesure en s’obstinant à décrire avec précision les mêmes choses qu’elle considère comme exceptionnelles même au bout de la 4ème fois. Dans chaque villa, “tout est beau, vraiment beau” ; “tout est grand, vraiment grand”. Chaque paysage est “époustouflant, magnifique, splendide.” Chaque plat est “délicieux, succulent”. Et parfois, ces adjectifs sont accompagnés des adverbes “totalement”, “extrêmement”… Le baromètre made in Lau* est difficile à lire. Quelle est la différence entre un plat délicieux et un plat extrêmement délicieux ? Quelle est la différence entre une vue magnifique et une vue époustouflante ?
Et c’est littéralement chaque description du début à la fin du roman… A l’évocation de chaque plat lokal que Laurence mange dans un restaurant donnant l’excuse de citer le nom d’une commune (Laurence mange 98% du temps au restaurant), j’ai eu l’impression de lire la liste checkée d’une touriste qui s’émerveille de tout. A travers le regard de Laurence, la beauté de la Guadeloupe se résume aux plats (coûteux), aux jus locaux faits maison (mangue/papaye/banane étant son préféré et toujours préparé par sa mère) et aux paysages/activités en rapport avec la mer. C’est d’autant plus frustrant de voir cette image réductrice de l’île alors que Laurence connaît une escapade à Anguilla et à Porto Rico où elle part faire une balade dans la nature, s’intéresse aux constructions historiques.
Un colorisme assumé
Si l’exagération peut passer pour les plats et les paysages, cela renforce le déséquilibre par rapport aux descriptions de personnages. Quelle est la différence entre être professionnel.le et très professionnel.le ? Quelle est la différence entre être féminine et ultra-féminine ?
Laurence porte un jugement de valeur sur le physique des autres personnages. Soit il est précisé qu’ils sont beaux, ont “un corps de rêve”, soit le physique est passé sous silence. En vérité, je suis pour le fait de limiter les descriptions physiques afin que le lecteur ait toute liberté pour s’imaginer un personnage. Par contre, oui, cela me pose problème que la couleur de peau soit utilisée pour déterminer la beauté des personnages. J’ai donné le bénéfice du doute à Laurence sur son regard coloriste. Personnage après personnage, l’absence des traits physiques typiquement noirs (la texture de cheveux, la bouche lippue, etc) le permettait jusqu’à ce qu’elle décrive un Porto Ricain comme “un vrai Porto Ricain” parce qu’il a la peau claire. Les Porto Ricain.e.s à la peau foncée ne sont donc pas de vrai.e.s Porto Ricain.e.s ? Alors comment décrirait-on un.e vrai.e Guadeloupéen.ne ?
Laurence n’est entourée que de gens au physique “idéal” dont la première caractéristique est la peau claire ou blanche. Même la photo de couverture le montre. C’était mon erreur de partir du principe que noir était la couleur par défaut parce que l’histoire se passe en Guadeloupe. Même la Baie des Flamboyants avait évité le cliché d’associer la richesse qu’avec des personnages à peau claire.
Une Guadeloupe invisible
Le seul point positif que j’ai trouvé à Échappée Belle est le sujet même. Au lieu de faire appel au cliché du jeune désoeuvré vivant dans un quartier insalubre, le thème de la drogue est abordé ici dans le contexte classe moyenne+. Cette classe moyenne+ dont les enfants ont fait de longues études et ont un salaire leur permettant de vivre correctement. Cette classe moyenne+ qui fait face aux mêmes dérives que la classe populaire. D’ailleurs, l’auteure a eu du mal à exprimer cette caractéristique de Laurence sans la faire passer pour une des filles superficielles qu’elle adore critiquer. Laurence est blasée face à la Jaguar bleue de son ex mais elle s’extasie face à un 4×4, face à une Porsche. Elle mange du lambi et de la langouste comme si c’était l’alimentation de base, passe son temps au restaurant, dans des bars branchés. Elle fait régulièrement du shopping, rarement des courses pour manger, donc elle ne mentionne pas le coût du panier basique de la ménagère quand on vit en Guadeloupe. Pourtant, elle n’a pas l’air d’être au niveau de richesse de quelqu’un qui a le luxe de ne pas avoir un budget alimentation. L’exemple le plus parlant de ce décalage dans l’attitude de Laurence pour moi est quand elle chante les louanges de Carlita, l’épouse d’un riche Porto Ricain, qui organise une manifestation caritative. Soudainement, Laurence se sent l’âme aussi de s’investir dans ce type d’actions mais à aucun moment il n’est dit concrètement si ce serait en faveur des Guadeloupéens. Pourtant, son père, homme de loi comme elle le répète à chaque fois, l’a élevée en lui dessinant une carte sociale de la Guadeloupe. Elle-même étant une professionnelle de l’urbanisme, elle est bien placée pour connaître les enjeux politico-économiques de ce domaine. Pourtant, ce n’est qu’avec la présence de son grand frère Pascal venu passer quelques jours de vacances que sont évoqués en une phrase les problèmes de la Guadeloupe que “Zone Interdite”, “Capital”, que chaque reportage sur les grandes chaînes nationales nous rappellent trois à quatre fois par an. Je ne dis pas que Laurence aurait dû passer son temps à déplorer l’état de la Guadeloupe. Je dis juste que ça fait quand même un déséquilibre quand elle vante régulièrement la beauté de la Guadeloupe sans jamais évoquer les habitants alors qu’elle appartient à un secteur stratégique du développement de l’île. Son métier fait qu’elle est confrontée à cette réalité sociale mais elle en paraît totalement déconnectée tout le temps.
Bref, vous l’aurez compris. Je n’ai pas adhéré à cette représentation monochorome de la Guadeloupe dans tous les sens du terme. Les gens, les lieux, le rythme de vie… Non pas que je pense impossible de raconter une histoire dans la société dorée guadeloupéenne. Je dis juste ne pas avoir été convaincue par l’exécution parce que les personnages étaient unidimensionnels et parfois franchement irréels. La représentation de la femme que j’ai vue à travers Laurence dont le caractère – l’indolence en moins – me rappelait trop Anastasia Steel aka Ana de 50 Shades of Grey. Se dévaloriser en se lamentant sur ses qualités ou ses atouts physiques, faire du slutshaming, juger toute femme qui peut être son égale (Sonia dont les actions réelles ne reflètent que celle d’une amitié sincère est son punching-ball préféré comme Kate pour Ana), avoir des réactions dramatiques pour un rien (surtout quand c’est Sonia). Néanmoins, il est à souligner que Laurence change de l’éternelle Antillaise potomitan qui se sacrifie pour sa famille mais dont le bien-être n’est jamais abordé. Certes, j’ai trouvé ce personage égocentrique du début à la fin et je n’ai pas vu en quoi elle avait gagné en maturité (#unpopularopinion, j’en suis sûre), mais je salue la volonté de créer un personnage féminin vulnérable dont l’existence n’est pas dédiée à celle des autres. Laurence est une femme à la recherche de son propre bonheur.
Une TV-réalité sans saveur
Quand j’ai refermé le roman, j’ai eu l’impression d’avoir assisté à la saison d’une télé-réalité. Tout est scripté, coordonné pour créer des plans caméra idylliques. La bienveillance apparaît forcée, fake. Les conversations sont vides. Tout ne tourne autour que d’un personnage, même les problèmes des autres personnages servent à montrer à quel point l’héroïne est exceptionnelle, compatissante (alors qu’elle ne l’est pas du tout). Les personnages s’inventent des vies trépidantes mais nous montrent un quotidien ennuyeux. Ceux qui sont ordinaires, avec des problèmes ordinaires, eux sont jugés ennuyeux et mis de côté. L’amour naît par coup de foudre ou par accident. Le moindre problème engendre une réaction dramatique sans passer par des actions intermédiaires (Laurence ne connaît pas la fonction “bloquer un contact” sur son téléphone par exemple). Le confessionnal où la personne justifie ses actes est remplacé par la voix-off en italique (à défaut d’une inner goddess). La famille n’apparaît que pour créer les moments émotion mais est absente de la vie quotidienne (la relation de Laurence avec son frère et sa soeur est inexistante, la distance n’est pas une excuse). Là où pour une TV-réalité, il y a un montage en ne gardant que les moments “intéressants” de la journée parce que la vie n’est pas haletante 24h/24, ici il y a peu d’ellipses temporelles. On suit Laurence dans sa routine de scènes filler répétitives comme les images de transition de décor dans une TV-réalité reprises d’un épisode à l’autre sur la même saison.
Là, j’imagine que vous vous demandez si vous aimeriez ce roman ou pas, donc ce que je dirais est que si vous avez aimé ou êtes neutre face à Twilight, 50 Shades of Grey, After alors Échappée Belle devrait vous plaire. Si vous faites partie de la Team #whysoproblematic quand vous avez lu ces romans, vous risquez probablement de penser la même chose avec Échappée Belle.
* Laurence prend l’habitude de réchauffer au four tous les matins des croissants précuits qu’elle nomme fièrement des croissants “made in Lau”… Ce qui fait l’intérêt du geste est qu’elle s’astreint à le faire chaque matin pour ses collègues, mais qu’est-ce qu’elle fait à ces croissants précuits pour qu’ils soient “made in Lau” ? A moins qu’elle fasse la pâte à croissant ?… mais elle a dit qu’elle savait à peine cuisiner au point où sa mère lui donne un livre de recettes faciles. Mais en même temps elle est capable de faire du boudin en deux heures. #ijustdontgetit
ndlr : cet article a été publié pour la première fois sur myinsaeng.com le 28/07/2017.