"Dancehall Queen" ou de la difficulté d’être afro-caribéenne

ndlr : cet article a été publié pour la première fois sur myinsaeng.com le 7 août 2016.


Dans ma jeunesse qui me paraît de plus en plus lointaine, j’ai dansé sur Dancehall Queen et me suis égosillé en faisant les “yeeaah aaaah”, les “dynamite”, seuls mots que je comprenais à part dancehall queen.  J’ignorais totalement que c’était la chanson-phare de la bande-originale d’un film. Comme je suis dans mon trip jamaïcain, ce sera ma review cinéma du mois d’août. 

Avant d’aller plus loin, un trigger warning sur le thème du viol sur mineur.


Réalisation: Rick Elgood, Don Letts
Sortie: 1997
Résumé (traduit du wiki anglais) : Marcia Green (Audrey Reid) est une mère célibataire et vendeuse de rue qui a du mal à joindre les deux bouts, même avec l’aide financière de Larry (Carl Davis). Derrière sa bienveillance, cet homme amateur d’armes cache son désir de prédateur pour la fille de Marcia, Tanya (Cherine Anderson), une adolescente qu’il courtise. Pour compliquer la situation, il y a aussi Priest (Paul Campbell), un voyou qui a tué l’ami de Marcia et la terrorise. La jeune femme a donc trois problèmes à régler : Larry, Priest et le manque d’argent. Elle trouve alors un stratagème pour tout régler en même temps : développer un alter ego, la “Mystery Lady”, qui devient la reine des compétitions de dance hall et dont les deux hommes tombent amoureux. 

Localisation effective ?

Comme je l’ai déjà dit pour “The Real Jamaican Girls”, le patois et moi, ça fait quatre, donc regarder complètement en VO fait appel à toute ma concentration, mais on ne peut pas dire que ça ne se passe pas en Jamaïque. Je m’attendais à une cinématographie, au mieux amateur pro, au pire home-made video. J’ai remballé mes préjugés. La mise en scène n’est jamais chaotique alors que la caméra arrive à saisir la pauvreté de l’environnement sans tomber dans le pathos. Les couleurs vives, même la façon de gérer l’obscurité, rappellent la technique utilisée dans les clips de dancehall des années 1990, ce qui se comprend puisque Rick Elgood est un monteur réputé. Je ne suis pas Jamaïcaine donc je ne sais ni où le réalisme commence ni où il s’arrête, mais cette représentation de la classe populaire jamaïcaine chez Dancehall Queen reste dans l’esthétique de l’univers dancehall tout en mettant, POUR UNE FOIS, les danseuses sur le devant de la scène.

Pour parler plus précisément du scénario, j’ai eu du mal à faire le tri des sentiments contradictoires que ce film m’a donnés. L’ascenseur émotionnel me faisait faire des aller-retour entre les scènes où on voyait Marcia la boss lady et Marcia la mère perdue… Je vais donc surtout parler de la relation mère-fille qui offre une double facette de l’afro-caribéenne rarement représentée au cinéma.

Mère mais pas superwoman

Objectivement parlant, ce film se veut dans le concept “underdog always wins in the end”, mais je l’ai trouvé déprimant si on réfléchit au portrait de la condition féminine qui est dressé. Élevant non seulement ses deux enfants mais aussi son petit frère, Marcia est le potomitan de sa famille, à la différence près qu’elle n’est pas la mère autoritaire et en totale maîtrise de la situation. Bien au contraire. Elle galère pour survivre, fait tout ce qu’elle peut mais ce n’est pas suffisant. Son personnage est empêtré dans un fatalisme liée au fait même qu’elle soit femme. Tout ce qui lui arrive, notamment le fait de se faire harceler mais pas tuer, le fait de s’en sortir en étant danseuse et non chanteuse par exemple, c’est parce qu’elle est femme. Une femme dont la vie tourne uniquement autour de ses enfants.

L’amour qu’elle porte à ses enfants n’est jamais remis en cause, mais ses moyens limités pour leur assurer un confort matériel minimum la poussent à prendre certaines décisions qui les mettent en danger… Comme le fait d’encourager sa propre fille à coucher avec Larry alors même que Tanya s’est déjà refusée à lui et a dit à sa mère qu’elle ne voulait pas le faire. Ce n’est pas tant le fait que Marcia accepte sans rien dire ce droit de cuissage qui m’a déstabilisée. C’est l’impuissance qu’elle exprime à voix haute sur le fait qu’elles n’avaient pas d’autres solutions, comme si c’était une fatalité à laquelle elles ne pouvaient pas échapper. Alors est-ce parce que j’ai regardé le film avec mes yeux de personne de 2016 où ce sujet paraît plus sensible que dans les années 1990 ou est-ce parce qu’il s’agit de cette représentation commune des femmes noires indissociables d’une sexualité sans sentiment, d’une sexualité obligatoirement dans un cadre violent sans s’attarder sur les répercussions psychologiques d’un viol ? Je n’ai pas la réponse. C’est probablement un peu des deux. D’ailleurs, j’emploie le mot “viol”, mais cela n’est pas considéré comme tel dans le film qui m’a donné l’impression que Tanya était considérée comme une femme prête à une vie sexuelle active juste parce qu’elle vit son premier flirt parallèlement. Le scénario s’intéresse plus à l’impact que l’acte a sur Marcia qu’à l’impact qu’il a eu sur Tanya qui est quand même la première concernée. Au cours de la deuxième partie, le scénario laisse donc de côté la relation de Marcia et Tanya pour se concentrer sur la transformation de Marcia qui décide de se débarrasser de ses harceleurs. Le rôle de Marcia en tant que mère se définit par une “potomitance” défaillante. Par certains aspects, Tanya apparaît plus mature que Marcia, comme si elles avaient inversé les rôles parce que Marcia a tout fait pour que Tanya ne suit pas la même voie qu’elle c’est-à-dire fille-mère sans diplôme à trimer dans la rue à son tour, ce qui m’amène à la question : à quelle vie peut rêver une jeune Caribéenne ?

Fille mais déjà femme

Devenir dancehall queen est le seul moyen que Marcia trouve pour gagner de l’argent rapidement.L’adolescente qu’elle était, en dehors du fait d’être devenue maman à un jeune âge, n’existe pas. Après la compétition, une fois que tout le monde découvre son identité, certes, elle a gagné, elle pourra certainement encore faire des compétitions de danse. Est-ce suffisant pour assurer un avenir à toute sa famille sans Larry ? Le film s’arrête à la fin de sa transition pour devenir adulte à part entière et s’assumer seule. Elle était la femme toujours fille.

Être astronaute ? Être athlète ? Être artiste ? Être chef d’entreprise ? Dans Annie John (1985), Jamaica Kincaid retrace l’enfance et adolescence d’une jeune Antillaise vivant sur l’île d’Antigua. Grâce à sa vivacité d’esprit, elle intègre une bonne école, fait de bonnes études et, quand elle a 17 ans, elle finit par quitter l’île pour un avenir annoncé comme meilleur. Au passage, elle vit une période de dépression qui l’éloigne de sa mère et de sa meilleure amie. Plus son niveau d’éducation augmente, plus elle se retrouve isolée. Je ne suis pas experte, mais je crois que cette image de l’adolescente victime de son intelligence qui la place en décalage avec son environnement revient souvent chez les écrivaines afro-caribéennes. Même si Marcia de Dancehall Queen veut que sa fille ait un autre avenir, Tanya se retrouve aussi malgré tout confrontée à des dilemmes imposées par sa condition sociale et féminine. Elle est la fille déjà femme.

Certaines études anglophones analysent le fait que la société occidentale refusent aux enfants noirs l’innocence que leur âge confère aux enfants non-noirs. Pour les filles, et on en parle moins, cela se voit principalement dans leur hypersexualisation. Le personnage de Tanya est assez représentatif de la difficulté pour une jeune afro-caribéenne de n’être qu’une adolescente. Elle n’est ni une Lolita, ni une fille aux préoccupations terre-à-terre des ados de son âge. Elle est tiraillée entre son désir de s’amuser, de vivre ses premiers émois amoureux avec un petit-ami de son âge et l’obligation d’être une femme en assumant parfois les responsabilités d’adulte, notamment celle de satisfaire les besoins sexuels de Larry. Ainsi, tout en faisant ce qui lui est dicté par sa condition, elle revendique le fait de disposer de son corps comme elle l’entend, de faire ses propres choix. Cette possibilité de revendication au moins verbale lui a été donnée par les sacrifices de sa mère pour aller à l’école et rêver à un avenir meilleur. L’histoire de Tanya n’était pas le propos du film, mais son personnage n’a de poids dans l’intrigue que par rapport à sa sexualité dont elle est dépossédée. Sa virginité représente un enjeu uniquement pour les adultes.

Quand je vois la tagline “Dancehall Queen is a modern-day Cinderella story, with no Prince Charming, but one very strong woman” (Dancehall Queen est l’histoire d’une Cendrillon des temps modernes, sans Prince Charmant mais avec une femme très forte), la référence à Cendrillon me laisse sceptique (surtout que Cendrillon, tu lui retires la marraine la bonne fée qui l’a laissée souffrir toute son adolescence, elle fait quoi à part perdre sa chaussure?). Effectivement, il n’y a pas de Prince Charmant, mais la condition sociale de Marcia ne change pas radicalement à la fin de l’histoire. On peut débattre sur le fait qu’elle soit une “femme forte” parce qu’elle ne se débarrasse pas directement de ses harceleurs mais les monte l’un contre l’autre pour qu’ils s’entre-tuent… Mais pour moi, ce qui la rend forte est le fait que la danse lui permette de contrôler son corps comme elle l’entend et, par prolongement, de contrôler les hommes. Les dancehall queens du film dansent généralement seules et, dans leur vie au grand jour où personne ne les reconnaît sans leur perruque et tenues flashy, elles jouissent d’une certaine indépendance sous le regard des hommes. Je sais qu’il y a l’argument : “elles dansent pour le plaisir de l’homme”, “elles se font entretenir”. Encore une fois, on ne peut pas en discuter sans discuter des options de vie données aux afro-caribéennes ? Autre débat pour un autre jour.

Avant d’être mère, une femme a été enfant puis adolescente, j’espère que plus de films seront produits pour s’intéresser en profondeur à la mise en scène du processus avec des afro-caribéennes sans se limiter à leur sexualité.