"Kalbas Dyalèktik" de Mano D'iShango
En mars 2020, Mano D’iShango a dévoilé le clip-vidéo de Kalbas Dyalèktik, piste de son maxi-single Kako Tèknik sorti en 2017. Le clip-vidéo a été réalisé par DanE Boy. Vous pouvez lire leur interview sur le processus de création. Ici je souhaite revenir sur ce que ce clip-vidéo m’apporte en tant que témoignage visuel sur la Guadeloupe.
Ma première réaction en regardant ce clip-vidéo a été entre fascination et questionnement. Fascination parce que les couleurs sont tellement vives que j’avais l’impression de regarder un tableau vivant. Surtout le vert chatoyant de la mangrove et des pousses de cannes à sucre. Le questionnement parce que les lieux mis en scène sont des lieux qui, personnellement, m’ont toujours angoissée. Il ne m’était jamais arrivé de les penser d’un point de vue artistique et d’y voir de la beauté.
L’être humain face à la Nature
Le clip-vidéo s’ouvre et s’achève avec une vue surplombant le Pont de l’Alliance. J’avais une dizaine d’années quand ce pont a été inauguré et je me rappelle le stress ressenti quand nous avons eu à l’utiliser au tout début. Pour mes yeux d’enfant, ce pont était gigantesque et, aussi solide qu'il paraissait, j'avais peur qu'il s’écroule. Ne me demandez pas pourquoi. Cette peur était d’autant plus irrationnelle qu’on utilisait régulièrement le pont de la Gabarre sans que mon cœur batte la chamade ni que je sois prise de vertige rien qu’à l’idée de circuler dessus. Peut-être qu’inconsciemment, je m’accrochais au pont de la Gabarre comme un symbole de l’histoire de la Guadeloupe. Héritier d’un système de circulation mis en place pendant l’esclavage, il a été créé dans les années 1920. Néanmoins, observer ce pont tel qu’un oiseau pourrait le voir m’a fait voir sa beauté pour la première fois et l’aspect majestueux qu’il peut avoir quand on le voit entouré par la mangrove. Les images furtives du port rappellent que l’être humain transforme constamment son environnement pour survivre et qu’il n’y a pas de mal à dire au revoir aux vestiges du passé.
La Nature face à l’être humain
Mon cerveau associe directement le champ de cannes à sucre à l’esclavage. Je le vois comme un espace exploité pour enrichir certains être humains et pour en asservir d’autres. Des films comme Coco La Fleur candidat (1979) de Christian Lara, Rue Cases-Nègres (1983) d’Euzhan Palcy ou le feuilleton britannique The Long Song (2018) font partie de ces œuvres audiovisuelles qui construisent ces références renvoyant le champ de cannes à sucre à un passé douloureux. Dans les clips-vidéos, la plage est généralement le décor naturel de référence. J’ai quelques exemples où le champ de cannes à sucre sert juste de simple arrière-plan comme dans le clip de Trop peu de temps de Daddy Nuttea. Mais parfois il est difficilement identifiable comme dans Zayann Business de MC Kanis en passant par Gwada de Dominik Coco, An Tan La Sa d’Eric Dihal ou Viré de Gilles Floro… Peut-être est-il temps de s’approprier le champ de cannes à sucre ? En regardant Kalbas Dyalèktik, j’ai trouvé apaisant de voir des corps noirs évolués dans cet espace avec grâce pour me permettre d’apprécier l’espace naturel juste pour ce qu’il est. Le clip m’a rappelé que ce passé douloureux avait été créé par les êtres humains et non par la Nature.
L’extrait audio du discours « Conscience de race, Conscience de classe, Conscience nationale » du professeur Henry Bernard (militant indépendantiste qui a fait partie de l’ARC) évoque justement ce rapport à la terre et à la technologie. Sa philosophie est que les machines doivent être au service de l’être humain et pas l’inverse. Ces propos datent de 1970. Nous voici 50 ans plus tard avec ce même débat sur comment ne pas perdre notre humanité en continuant à créer une technologie au service de tout le monde. Le clip-vidéo de Kalbas Dyalèktik fait une photographie animée de la Guadeloupe sur ce lien entre être humain et Nature en constante redéfinition et fait entendre les enjeux sur l’importance de garder un équilibre entre ces deux forces.