"Musical Youth" ou une adolescence caribéenne du 21ème siècle

Je continue de lire plutôt régulièrement, mais je ne rends plus compte de tout ce que je lis. Je publie des flash reviews et je garde les reviews bloggesques pour les livres qui ont fait vibrer mon coeur et m’ont transformée.

Mon premier roman coup de cœur de 2019, c’est “Musical Youth” (2014*) de Joanne C. Hillhouse. Je suis tombée dessus par hasard en faisant des recherches pour l’épisode 3 de Karukerament il y a environ deux mois… Depuis, Zahara et Shaka, les deux personnages principaux, visitent spontanément mes moments de daydream (ce mot est plus cool que rêvasserie, non ?).

“Musical Youth” ne dure que le temps d’un été. Un été où Zahara et Shaka participent à un projet musical, l’occasion pour eux de se découvrir, de s’interroger sur ce qu’ils souhaitent devenir et de faire leurs premiers pas significatifs vers l’âge adulte.

Si je devais qualifier cette histoire… Je dirais qu’elle est authentiquement caribéenne.

Authentique comme leur modèle familial

Un jour, nous arriverons peut-être à normaliser la famille caribéenne où le père est présent et assume son rôle. Un jour, peut-être. En attendant, il est toujours possible de nuancer le portrait négatif de la paternité caribéenne. C’est ce que fait Joanne Hillhouse en humanisant les deux pères dont l’absence est expliquée précisément. A la fin du roman, il n’y a plus aucun non-dit, ce qui permet à Zahara et Shaka de continuer à se construire. Ils ont toutes les cartes en main pour gérer chacun à leur manière leur rapport à ces pères qui ne feront jamais partie de leur vie… Zahara peut compter sur l’amour de sa grand-mère, Shaka sur celui de sa mère et de son grand-père.

Authentique comme leur quotidien

L’intrigue se déroule à Antigua and Barbuda. Les personnages s’expriment en patois. Pas besoin de longues descriptions qui s’étalent sur des pages pour faire vivre la particularité et la beauté caribéennes de la nourriture, des espaces verts, de l’architecture et de la musique. Mais “Musical Youth” représente surtout une façon d’aborder la vie avec résilience sans perdre l’espoir de faire changer les choses.

Zahara vient de la classe moyenne basse, va dans un lycée privé catholique. Shaka vient d’un milieu modeste, va dans un lycée public. Leur quotidien se limite aux cours, aux activités périscolaires et au foyer familial. Il n’y a rien de flamboyant dans leur environnement. Leur bonheur et leur bien-être ne dépendent jamais du matériel.

Pas de voiture flashy, pas de course effrénée pour être le/la plus fashion, pas de soirées alcoolisées pendant que les parents sont en déplacement, pas d’usage de drogue… Bref, ils ne sont pas à la recherche de sensations fortes extrêmes habituellement décrites chez les adolescents des années 2010. Ou disons plutôt qu’ils sont à la recherche d’un autre type de sensations. Celles provoquées par la mise en pratique de leur passion pour la musique, par l’amour qu’ils portent à leur entourage.

Leur utilisation du téléphone portable est tellement réduite que je me suis identifiée en me projetant moi-même à l’époque de mon adolescence au début des années 2000. Néanmoins, quelques références culturelles récentes comme la soca diva Claudette Peters ou Skype, YouTube permettent d’inscrire l’histoire (et la Caraïbe) dans notre présent des années 2010…

Autre marqueur temporel fort et actuel : la question du colorisme.

Authentique comme la souffrance causée par le colorisme

Dès les premières pages, nous sommes témoins des ravages du colorisme. Il joue sur la perception que nous avons de nous-mêmes, il joue sur notre perception des autres et sur la perception que les autres ont de nous. La subtilité de Joanne Hillhouse a été de traiter la question de plusieurs point de vue en mettant en lumière différents aspects en fonction du personnage concerné.

Avant de s’appeler Shaka, il portait le surnom de Zulu. D’abord lancé comme une insulte à cause de sa peau foncée, le personnage se réappproprie la noblesse de ce surnom quand son grand-père lui raconte l’histoire du peuple Zulu. C’est une scène importante à mes yeux parce qu’elle souligne la conscience d’une africanité dans sa dimension caribéenne. Shaka sait d’où il vient et s’inspire de la puissance des ancêtres pour s’affirmer. De plus, cette scène montre le soin apporté par un adulte pour rebooster l’estime de soi d’un garçon. J’ai l’impression que les hommes noirs sont rarement placés du côté des victimes du colorisme. Shaka n’est pas considéré comme un beau gosse pour son physique. Lui-même ne se considère pas comme un beau gosse. “Je suis noir mais mignon”, lance-t-il comme boutade alors que Zahara commence à se rendre compte de la perception que la société a de Shaka. L’amour de soi que sa mère et son grand-père ont cultivé chez lui l’aident à gérer les moments où il est confronté au colorisme et en souffre.

Zahara a la peau suffisamment claire pour entrer dans la catégorie des Noires désirables. Cela n’empêche pas le fait qu’elle n’a pas du tout confiance en elle et ne se considère pas comme belle. Là encore Joanne Hillhouse donne l’occasion au personnage de prendre conscience de sa place sur le spectrum du colorisme pour s’en affranchir par la suite. La naïveté de Zahara à ce sujet au tout début du roman illustre ce qu’on appelle le “light-skinned privilege” (le privilège des peaux claires). Sa prise de conscience se fait à travers une démarche volontaire, par des preuves empiriques qu’elle prend le temps d’analyser. D’ailleurs, Zahara et Shaka ont une conversation brève mais franche à ce sujet. J’ai relu la scène à plusieurs reprises tellement j’étais émue. Elle se demande s’il l’aime uniquement parce qu’elle est claire. Lui se demande si c’est à cause de sa peau foncée qu’elle ne l’aime pas… Une fois leurs inquiétudes verbalisées, ils prennent le temps de réfléchir à leurs sentiments sans détour. L’équilibre de leur relation repose sur le fait qu’ils s’aident mutuellement à devenir une meilleure version d’eux-mêmes. Zahara prend confiance en elle et en sa musique. La confiance d’apparence de Shaka devient réelle alors qu’il définit son identité d’artiste. Ils ne peuvent rien contre le colorisme, mais ils ont l’honnêteté de s’interroger sur leurs propres préjugés avant de s’en libérer. Ils se choisissent en toute connaissance de cause.

Un classique en devenir ?

La romance entre Zahara et Shaka est le moteur mais pas la finalité de “Musical Youth”. Mon côté Bisounours ne peut être que satisfait de la douceur et de la “lenteur” à laquelle se développe leur relation. Pourtant, ce qui m’a conquise, c’est la dynamique entre les différentes classes sociales, entre les différentes générations, aussi violente qu’elle peut être parfois.

Ce qui m’a touché, c’est la fierté culturelle, c’est la mise en lumière de nos problèmes sans tomber dans le jugement.

Ce qui m’a fait vibrer, c’est le discours sur ce qu’est être Noir.e, sur ce qu’est être un.e jeune Caribéen.ne du 21ème siècle.

A ma connaissance, il n’y a pas de traduction française disponible, encore moins en créole, mais j’espère que “Musical Youth” deviendra un classique de la littérature pour les générations à venir. Et pourquoi pas une adaptation audiovisuelle pour immortaliser cette illustration de notre temps ?

N.B : cet article a été publié pour la première fois le 7 avril 2019 sur myinsaeng.com.