"Là où les chiens aboient par la queue" ou un questionnement sur la transmission
Je dois écrire cette chronique depuis… décembre 2019 ? Lors des réunions avec moi-même pour établir mon programme de publication, ce roman me revenait toujours en tête mais je n’arrivais pas à l’inscrire dans mon tableau. Pourquoi ? Parce qu’il fait écho à un vécu que nous sommes, je pense, beaucoup à partager. Mais au bout d’un moment, il faut arrêter de repousser les choses et faire face.
Là où les chiens aboient par la queue est la traduction littérale du créole “Sé la chyen ka japé pa ké”, ce qui en français renvoie à l’idée de l’endroit perdu au fin fond des bois. Il s’agit du premier roman d’Estelle-Sarah Bulle. Sorti en août 2018, il a été encensé par le monde littéraire. Finaliste pour plusieurs récompenses, il a remporté le Prix Stanislas du premier roman, le Prix Carbet de la Caraïbe et du Tout-Monde, le Prix Aptom ou encore le prix Eugène Dabit du roman populiste. Qu’est-ce qui a plu autant ? Les thématiques ? Le style ? Un mélange des deux ? Certainement. Je vois mal quelqu’un, même n’ayant aucun intérêt pour la vie des Antillais dans la moitié du XXe siècle, oser dire que le roman est mal écrit. A travers les voix de trois personnages de la même fratrie, l’autrice réussit à tracer une histoire familiale sur une quarantaine d'années. Pour un même événement, chaque personnage a l'occasion d'exprimer ses souvenirs qui nous permettent à nous lectrices et lecteurs de nous faire notre opinion sur ce qui s'est réellement passé. La fluidité des descriptions et des transitions nous aide à reconstituer ce passé où ces expériences d'individus ordinaires font écho à un passé collectif.
Une fois n'est pas coutume, je ne ferai pas ma chronique sur les thématiques mises en scène dans le roman. Des personnages féminins forts, à leur façon, qui montrent les multiples facettes de la femme caribéenne. Des personnages masculins dont la vulnérabilité se voit mais qu'ils refusent d'admettre tout en essayant de s'affirmer dans une société qu'ils ne comprennent pas ou dans une société qui ne les comprend pas. Je préfère me concentrer sur ce que ce roman reflète sur notre approche de la question de la transmission et de l'héritage qui a pris un nouveau souffle grâce aux réseaux sociaux.
Qui transmet ?
Estelle-Sarah Bulle fait partie de la première génération d'enfants du Bumidom, période d'agitation sociale, politique et économique en Guadeloupe et Martinique et passée sous silence jusqu'à la fin du 20ème siècle. Elle fait partie de celles et ceux qui ont le recul désormais pour faire parler leurs souvenirs, pour poser les questions qui mettront en lumière les maux de la génération de leurs parents voire grands-parents, mais avec quels mots ? Le procédé littéraire du récit raconté par témoignage à la descendance correspond à une réappropriation de la transmission orale. Le personnage fil conducteur offre à chaque personnage l'occasion d'être le narrateur ou la narratrice de sa vie. Mais cela crée un biais.
Dans cette interrogation du passé, les personnages offrent leur compréhension de leur présent. Le fossé intergénérationnel avec leurs propres parents se lit et s'entend. Et à ce moment-là, on se retrouve à entrevoir une période dont on connaît tout aussi peu de choses : fin du XIXe siècle et début du XXe siècle. Je ne fais pas référence à tout ce qu'a pu produire la Négritude. Je parle vraiment de récits racontant la Guadeloupe (ou la Martinique) de la IIIe République. Certes, il y a déjà des romans qui en parlent, mais ceux que je connais utilisent toujours le point de vue de l'enfant. Pour moi, ils créent à nouveau une distance en ne prenant pas le point de vue des adultes... D'une certaine façon, c'est comme leur retirer le pouvoir de s'exprimer de façon autonome et c'est aussi se priver d'une autre façon de voir le monde, se priver d'essayer de comprendre leurs circonstances... Et de même, la question se pose dans le sens inverse. Comment envisageons-nous la transmission avec les générations suivantes ? Que transmettons-nous de notre présent ? Leur laissons-nous ce qui sera nécessaire pour qu'ils comprennent bien nos circonstances ?
Au final, Là où les chiens aboient par la queue, mérite d’être lu, ne serait-ce qu'en tant que masterclass d’écriture. A savoir que ce n'est pas autobiographique. C'est une fiction romancée de certains événements que la famille de l'autrice a effectivement vécue. C'est probablement ce qui donne à ce récit sa touche d'universalité. Néanmoins, il est aussi un bon point de départ pour réfléchir à ce que signifie “transmission” et “héritage” aujourd'hui.
N'hésitez pas à partager vos recommandations de romans qui se passent fin du XIXe- début XXe siècle.