"Leonora", "The God of Good Looks", de Caribéenne-objet à Caribéenne-sujet
Elle est de Guadeloupe. Elle est de Trinidad and Tobago. Elle est du 20ème siècle. Elle est du 21ème siècle. Elle est Afrodescendante. Elle est Asiafrodescendante. Et ce sont des Caribéennes qui expriment le pouvoir du "je".
Ma liste de livres prévus pour le mois du #readcaribbean (juin) attend encore que je m'y intéresse. J'étais motivée, vraiment, mais j'ai enchaîné deux lectures en avril et mai qui m'ont tellement marquée que je n'arrivais pas à tourner la page. Entre Léonora de Dany Bébel-Gisler et The God of Good Looks de Breanne McIvor, je me suis retrouvée à ajouter de nouvelles dimensions à ma conception Karukerament de la féminité.
La question “Quelle est notre représentation du bonheur ? Comment sommes-nous heureux.ses ?” est au centre de mes analyses. Face à un cinéma guadeloupéen qui invisibilise les femmes ou les réduit à des stéréotypes qui sont rarement remis en question, notre littérature propose une galerie plus nombreuse de personnages féminins. Avec les héroïnes de Maryse Condé et de Gisèle Pineau, et par rapport à ma propre expérience, ma définition de la féminité restait limitée à une quête perpétuelle de soi-même dans un patriarcat étouffant toute aspiration à être plus qu'une mère et/ou une épouse… voire à n'assumer aucun de ces rôles. Et toujours par le prisme de la souffrance sans l’espoir du moindre changement. En tant que femme, peut-on atteindre le bonheur en passant du statut d’objet à sujet ?
Incarnation d'une société en mutation
La famille, l’éducation, la culture, la religion, l’économie… ces deux romans décrivent de façon simple mais précise les mécanismes politiques qui affectent chaque aspect de notre quotidien. Le domicile, l’accès au soin, faire des études (ou pas), avoir un statut social respecté (ou pas), tout reste lié aux décisions prises par les personnes qui devraient avoir à coeur le bien-être de chaque individu.
À travers Léonora, ce sont les injustices de la société guadeloupéenne de la moitié du XXème siècle que l’on découvre. Son parcours individuel se rattache aux événements historiques qui marquent la Guadeloupe des années 50, 60 et 70, notamment la grève générale des ouvriers dans le secteur du sucre en 1975 soutenue par le père Chérubin Céleste. Elle s’active dans la vie de sa communauté qui disparaît progressivement à cause du changement des modes de vie. Cette classe populaire qui a alimenté le BUMIDOM subit les changements de la modernité comme l’arrivée des logements sociaux au lieu de la case installée sur un terrain familial non départagé.
A travers Bianca, ce sont les inégalités de la société trinidadienne du début du XXIème siècle que l’on découvre. Son parcours individuel se rattache à l’objectification des femmes qu’elle vit en tant que mannequin et la prise de conscience de ses privilèges socioéconomiques face à l’insalubrité organisée de certains quartiers et la recrudescence de violence. Toutes les deux vivent et dénoncent l’irrespect dont la société fait preuve à l'égard des femmes. Toutes les deux se donnent le droit au bonheur.
Incarnation d’une fémininité en mutation
Dans ma discussion Tim Tim? Bwa Fik! avec Breanne McIvor, nous avons parlé de la façon dont la société contrôle les femmes. Léonora et Bianca incarnent la tension constante entre garder le contrôle de soi et lâcher prise. Leur envie d’aimer et d’être aimée ne les empêche pas d’écouter leur instinct de survie quand elles sont au bord du précipe. Pas de fanm potomitan qui se sacrifie pour les autres sans rien recevoir en retour. Pas de femme qui accumule les souffrances sans une lueur d’espoir. Au contraire, dans leur combat pour comprendre leurs besoins, leurs envies, elles se tournent vers les autres.
Alors que la patriarcat condamne les femmes qui veulent leur autonomie en leur prédisant une vie de solitude amère, Léonora et Bianca s’affirment justement en créant du lien autour d’elles. Léonora rejette le statut de l’épouse trompée, battue et embrasse complètement son statut de mère célibataire qui lui donne la liberté de vivre selon ses convictions de morale et de justice. La clarté avec laquelle elle analyse sa situation éclaire d’autant plus la force dont elle fait preuve pour s’affranchir des conventions. Bianca se joue de l’étiquette de l’amante superficielle d’un riche homme politique et embrasse complètement son statut d’éditorialiste de mode qui lui donne la liberté de dénoncer les inégalités sociales et économiques. En étant fidèles à elles-mêmes, Léonora et Bianca trouvent ce bonheur qu’elles ont défini elles-mêmes.
Le JE a d’autant plus d’impact puisque la lectrice se retrouve à énoncer les peurs, les doutes, la colère mais surtout l’apaisement qu’une femme peut ressentir en êtant honnête avec elle-même. Cet alignement avec soi-même n’est pas naturel. Il est un choix conscient pour ensuite prendre les décisions qui permettent de l’atteindre. Par la force des choses ou par conviction, Léonora et Bianca deviennent actrices de leur propre vie
Dans notre discussion Tim Tim ? Bwa Fik!, l'autrice guadeloupéenne Tessa Naime décrivait la littérature guadeloupéenne comme une écriture de l'intime. Cette exploration de ce qu’est être une femme révèle une envie de liberté. La liberté de s’aimer d’abord. La société autour qui te dit de te détester si tu ne conforme pas à ses exigences peut avoir une voix puissante. La liberté de s’accepter, de se pardonner certains choix et d’être heureuse envers et contre tout. Que ce soit comme le conteur lors d’une veillée qui est en dialogue constant avec le public ou que ce soit sous le format du journal intime, Léonora et Bianca prennent possession de leur identité et de leur histoire. Peu importe l’âge, peu importe les origines, peu importe la condition sociale, peu importe l’époque, elles montrent que se connecter au reste du monde passe avant tour par la connexion à soi-même. Il va de soi que ce message s’applique aussi aux hommes donc en réalité ce message s’applique à tout être humain.