Littérature, Caraïbe et science-fiction (1)

Afrofuturisme(s), Caribbean futurism, futurisme diasporique… Ces mots m’ont accompagnée tout au long de l’année 2019. Dans mon bilan lecture, j’avais fait une catégorie “For the futurism” où se mélangeaient Afrofuturismes et futurisme caribéen. La distinction est importante à mes yeux, mais je n’avais pas expliqué pourquoi et encore moins le comment. Dans cet article, je m’intéresse au pourquoi de l’importance de cette distinction et des limites que ces termes imposent.

Avant 2016, je disais toujours que la science-fiction ne m’intéressait pas. C’est faux. Je m’y intéresse depuis l’enfance, mais je n’identifiais pas l’univers de Missy Elliott comme de la science-fiction. Je ne percevais pas le personnage de Steve Urkel se transformant en Stephan dans la série Family Matters comme de la science-fiction. J’étais cependant consciente de ma fascination envers ces personnages noirs capables de transcender leur identité de leur propre chef.

Afrofuturisme

Dès que ce mot est entré dans mon univers il y a 4 ans, j’ai compris que la science-fiction n’était pas que ces classiques de la littérature ou du cinéma qui me laissaient indifférente ou m’ennuyaient parce que les Noirs étaient absents de ces imaginaires présentés comme universels. J’ai donc commencé à explorer cet univers littéraire avec Octavia Butler et Nnedi Okorafor. Malgré mon enthousiasme, une partie de moi restait insatisfaite. J’ai donc cherché de la science-fiction caribéenne. La première suggestion a été la saga Xenowealth du romancier grenadien Tobias S. Buckell. J’ai mis près de deux ans à terminer les deux premiers volets. J’étais séduite par l’univers, mais le storytelling ne me correspondait pas. Entre temps, j’ai fait des recherches sur le cinéma. Trafik d’info de Janluk Stanislas et Battledream Chronicles d’Alain Bidard revenaient en priorité mais toujours dans la catégorie “Afrofuturisme”… Et j’ai découvert Nalo Hopkinson, car l’adaptation cinématographique de son roman Brown Girl in The Ring (La ronde des esprits, VF) était en fin de production. Cette romancière canadienne d’origine jamaïcaine est généralement présentée comme une autrice de science-fiction, de fantasy ou de fiction spéculative, mais pas d’afrofuturisme.

Ce que je peux comprendre en lisant sa publication Patreon de 2017 sur l’exclusion qu’un mot peut créer. Le folklore caribéen, un folklore hybride par essence, alimente ses écrits. L’adjectif “afrofuturiste” devient alors réducteur voire excluant dans son cas. D’ailleurs Nnedi Okorafor elle-même ne veut pas de l’adjectif “afrofuturiste”. Elle préfère “futuriste africain”.

Il est intéressant de voir des autrices noires nord-américaines rejeter un mot pour la même raison (elles ne s’y reconnaissent pas) mais avec des justifications différentes.

Tout est une question de point de référence. “Afrofuturisme” renvoie d’abord au point de vue des Noirs descendants d’esclaves en Amérique du Nord. Parler des “Afrofuturismes”, comme le souligne le podcast de RFI, invite à penser aussi du point de vue du continent africain. Mais la Caraïbe dans tout ça ?

Futurisme caribéen (Caribbean futurism)

Que l’on prenne la définition de Mark Derry dans Black To The Future (1993) ou celle de Reynaldo Anderson dans Afrofuturism 2.0 and the Black Speculative Arts Movement: Notes on a Manifesto (2013), l’afrofuturisme est défini comme une philosophie et une esthétique où l’identité noire se redéfinit par le prisme de la culture de la technologie. Mais quel sens à cette identité noire dans la Caraïbe contemporaine, carrefour culturel bâti dans le sang et la violence ?

À la découverte d’artistes guadeloupéens développant une esthétique musicale dans cette philosophie (le KaKolabo, iShango Sound, Célia Wa etc), j’ai commencé à associer simplement “caribbean” et “futurism” dans mes recherches Google en 2018. C’est alors ouvert une autre porte. Toute une réflexion (universitaire) sur le développement de Caraïbe et du point de vue de la Caraïbe depuis le début du XXe siècle. Au cours des années 1970, apparaît un discours aussi sur le point de référence dans ces productions scientifiques racontant principalement la Caraïbe économique et/ou politique. Un intérêt est porté à la Caraïbe sociale et culturelle. Dès le moment où les colons blancs s’installent au XVIe siècle, l’identité culturelle caribéenne est en constante (re)définition. Repenser son humanité, s’émanciper des chaînes imposées, c’est ce que font les peuples opprimés dans la Caraïbe depuis 4 siècles. Et il ne s’agit pas que des Afro descendants. Je pense que la création musicale est le meilleur exemple de cette capacité à repenser son humanité. Le zouk, le reggae, la soca, la salsa, le merengue etc s’enracinent justement dans la synthèse des différentes origines culturelles et sociales. Elles témoignent du passé et incarnent la prise d’action subversive. C’est pour cette raison que l’article “Ce ne sont pas que des Noirs avec des pistolets lasers” : quand l’afrofuturisme repense l’humanité (Le Monde, 23 novembre 2019) m’a laissée perplexe. Si on peut saluer la volonté de parler d’un afrofuturisme francophone par le prisme caribéen, on peut quand même s’interroger sur l’absence de contextualisation historique du mouvement dans la Caraïbe (et la Martinique en a produit des philosophes artistes dont la démarche s’inscrivait dans l’affirmation de leur humanité et dans la définition de leur identité)… Même sans remonter au début du XXe siècle, même sans parler de ce qui se fait dans les autres îles, je trouve étonnant que les œuvres cinématographiques pionnières de Janluk Stanislas et d’Alain Bidard ne soient pas citées alors que le film Black Panther est le fil conducteur de l’article…

Quoi qu’il en soit, pour moi, l’expression “Afrofuturisme caribéen” reste réductrice. C’est pour cette raison que je suis plus à l’aise avec l’expression “futurisme caribéen”, même si elle a aussi ses inconvénients. Caribéen y reste un adjectif à la périphérie, un auxiliaire dont on peut se débarrasser au lieu d’être le centre, le cœur, la base.

Le futurisme diasporique

Et j’en arrive au Futurisme diasporique qui s’intéresse spécifiquement aux problématiques de la diaspora. Mais avec les migrations de populations, on peut débattre sur la notion même de diaspora… J’ai rencontré ce terme le mois dernier en faisant des recherches sur la fiction audio Eugénie Grandit de Ketty Steward. L’héroïne est une ado noire et vit dans l’Hexagone. Penser ce lien diasporique quand on vient de la Caraïbe pose des questions précises liées à l’histoire…

Et donc ?

Je n’ai pas de conclusion pour cet article. Je voulais juste garder une trace de mes interrogations en ce début de décennie des années 2020. Je vais continuer à lire et à m’informer. Une chose que je retiendrai dans cet exercice de réflexion. L’afrofuturisme, comme le rappelle Nalo Hopkinson, n’est pas un genre littéraire. Pourtant, les médias utilisent le terme en tant que tel. Je suis moi-même coupable de ce raccourci de langage, mais je ne le ferai plus parce qu’il y a trop d’enjeux de représentation pour m’autoriser cette facilité.

Photo: iShango Sound/ Anaïs C.

ndlr : cet article a été publié pour la première fois sur myinsaeng.com le 13/01/2020.