"Tea by the sea" ou un regard sur la parentalité caribéenne
J’ai eu l’opportunité de lire Tea by The Sea quelques semaines avant sa sortie officielle le 9 juin. J’ai longtemps fouillé dans ma mémoire pour savoir si j’avais déjà vu une relation mère-fille épanouie dans mes lectures caribéennes… La réponse est non. Un lien entre grand-mère/petite-fille, oui. Mais jamais le lien entre mère-fille. J’imagine que cela doit bien exister (n’hésitez pas à partager vos recommandations à ce sujet), mais je pense que c’est une particularité caribéenne de représenter une maternité où le lien mère-fille n’existe pas. Et que dire des pères ? Toujours cette image de l’homme qui, même sans être un coureur de jupons invétéré, ne s’implique pas dans l’éducation de ses enfants… Généralement, les fictions que j’ai lues ou vues jusqu'à présent montrent cette parentalité caribéenne du point de vue de “l’enfant”, même à l’âge adulte. Par contre, je ne me souviens pas avoir lu ou vu la parentalité racontée du point de vue des parents. Pourquoi se comportent-ils de cette façon abrupte avec un déficit ou un excès d’affection ? Tea By The Sea nous emmène dans la construction de cette parentalité.
L’histoire commence quand Lenworth décide de disparaître de la vie de Plum alors qu’il a kidnappé leur bébé quelques heures après l'accouchement. Pendant 17 ans, Lenworth se cache. Pendant 17 ans, Plum les cherche. Pendant 17 ans, ils explorent séparément les méandres d’une parentalité caribéenne entre le 20ème et le 21ème siècle.
Lenworth et son expérience de père
Quand devient-on père ? A l’annonce de la grossesse ? A la naissance de l’enfant ? A la chaleur de la connexion au premier sourire ou au premier regard de l’enfant ? Au déchirement de voir ce petit être souffrir sans savoir comment l’apaiser ?
Lenworth se confronte à ces différentes questions, mais ses réponses ne sont que peur et confusion. La peur du regard des autres, la confusion de l’inconnu. D’un point de vue extérieur, il est un père modèle. Mais lui sait qu'il est loin de l’être. Jour après jour, il essaye sans jamais y parvenir. La vulnérabilité qu’il s'autorise à exprimer uniquement dans ses pensées nous permet de nuancer ce qui motive ses actions. Même s’il se construit une respectabilité face à la société, il est conscient de la fragilité de cette illusion. C’est un homme ordinaire cherchant à garder un semblant de contrôle sur sa vie parce qu’il n’a pas le courage d’être l’homme qu’il veut être. C’est un homme ordinaire dont la lâcheté se prouve à chaque mauvais choix qu’il fait.
Plum et son expérience de mère
Comment devenir mère sans élever son enfant ? Bien qu’elle soit encore une adolescente, Plum veut devenir mère. Dans une littérature caribéenne où le désir de maternité est généralement rejeté, voir ce sentiment se transformer en raison de vivre pour un personnage féminin, qui plus est aussi jeune, m’a marquée. Alors que le discours sur les grossesses adolescentes tend à placer ces femmes en périphérie des décisions sur leur propre corps, Donna Hemans offre un regard sur ce que la perte d’un enfant peut provoquer. Comme Lenworth, Plum ne s’autorise à être vulnérable que dans ses pensées mais joue le rôle de la mère de famille parfaite aux yeux du monde. Son approche de la maternité avec ses jumelles nées quelques années plus tard est conditionnée par ce kidnapping. Elle s’interroge tout le temps, vit dans la peur constante de revivre cet épisode traumatique. Sa seconde maternité n’efface jamais la première. Plum écrit donc progressivement sa définition de la maternité avec une souffrance qui lui est propre, en opposition à la maternité de sa propre mère et celle de Lenworth.
Expériences de filiations
L’intrigue se déroule entre les Etats-Unis dans la ville de Brooklyn et la Jamaïque, surtout à Anchovy, qui a une place particulière dans le cœur de Donna Hemans. Plum et Lenworth sont présentés dans leur parentalité mais aussi en tant que produits de l’histoire de leurs parents. Cette histoire a un impact, car on se rend compte qu’ils sont issus de schémas familiaux directement créés par le fait d’être des Afrocaribéens. Notre immigration à différentes époques prend ses racines dans l’histoire de l’esclavage dans la Caraïbe. J'ai donc été particulièrement sensible aux différents types de parcours de vie qui brisent des filiations et en créent de nouvelles. Créer un lien avec un espace géographique d’où on est originaire sans pour autant réussir à créer un lien avec un espace géographique où on vit, cela reste une problématique commune dans les sociétés caribéennes locales et diasporiques. Opal, la fille de Plum et Lenworth, ignore encore les raisons du comment et du pourquoi elle se retrouve là où elle est. Comme ses parents, elle exprime sa vulnérabilité uniquement dans ses pensées. En quête d’une connexion maternelle et paternelle, elle cherche à trouver sa place dans sa propre famille et a déterminé le sens de sa filiation.
Les parents caribéens ont souvent gratuitement “le mauvais rôle” sans présenter leurs doutes et leurs peurs à eux… ou plutôt peut-être n’utilisons-nous pas une grille de lecture reflétant suffisamment les doutes et les peurs donnant de la nuance à cette représentation de la parentalité caribéenne. Dans l’épisode 2 de Karukerament, j’analyse la représentation de la relation mère-fille dans le film bahamien “Rain” de Maria Govan. J’explique comment la fille Rain et la mère Glory commencent réellement à construire leur relation quand elles arrêtent de juger l’autre de ne pas être la version idéalisée dont elles rêvaient. J’ai eu le même sentiment en lisant Tea by The Sea. Les personnages se plient à être une version idéalisée d’eux-mêmes créée parfois à travers des choix volontaires, parfois à travers des choix imposés. Mais cette version les fait souffrir. Au-delà de la mise en scène de la (non) capacité d’action et des conséquences, j’ai refermé Tea by The Sea en me disant que Donna Hemans avait réussi à redonner de l’humanité à la parentalité caribéenne.
“Tea By The Sea” est disponible en anglais Red Hen Press, IndieBound, Barnes & Noble, Amazon. Je vous invite à lire ma séance de questions-réponses avec l’autrice Donna Hemans où nous parlons de son processus d’écriture, de l’importance de la représentation et de la capacité d’action d’un individu pour contrôler sa propre vie.