"The Eddy" et le Jazz caribéen (in)visible
En 2020, Netflix a mis en ligne "The Eddy". Décrit comme l'avant-garde d'un système globalisé de production à venir, cette mini-série états-unienne se présentait de la manière la plus neutre possible.
Le patron d'un club de jazz parisien doit gérer le chaos quotidien.
Netflix a eu mon attention dès que j’ai lu “club de jazz parisien”. Je pensais que cela signifierait que nous aurions au moins un aperçu de la scène jazz caribéenne française. Je secoue encore la tête en repensant à ma naïveté... Je veux dire, avec André Holland (dont je suis fan depuis "Moonlight") dans le rôle principal, en tant que musicien de jazz afro-américain, quelles étaient les chances que la série ait plus d'un personnage noir français dans le groupe ? Les chances étaient faibles. De plus, Damien Chazelle, qui a produit la mini-série et réalisé les deux premiers épisodes, a reçu de nombreux prix pour "La La Land", un film sur un jazzman blanc*. Pourtant, j'espérais encore... Eh bien, même s'ils n'étaient pas tous noirs et français, au moins la moitié du groupe était originaire de la Caraïbe : le trompettiste Ludovic Louis (Martinique), le saxophoniste Jowee Omicil (Haïti) et le contrebassiste Damian Nueva (Cuba). Le batteur Arnaud Dolmen (Guadeloupe) a même fait une apparition dans quelques scènes. Bravo pour la représentation, n'est-ce pas ? Eh bien, pas vraiment. Et c'est la raison pour laquelle il m'a fallu plus de 18 mois pour écrire sur "The Eddy". Je ne voulais pas avoir l'air négative et je pensais vraiment que j'exagérais.
L’illusion
Faire partie de ce grand projet a été une formidable opportunité pour ces musiciens. C'est bon pour leur carrière, bon pour l'expérience artistique, bon pour leur visibilité. À une échelle individuelle. Cependant, à une échelle plus large, "the Eddy" continue d'effacer les Noirs français et leur histoire. Et je ne peux pas l’accepter. Pas dans cette économie. Je ne peux pas comprendre comment les artistes antillais soient mis à l'écart dans une histoire qui tourne autour du JAZZ à PARIS alors que les archives montrent que les musiciens de Guadeloupe, Martinique, Haïti, Cuba sont actifs dans la capitale française depuis un siècle... Je suis désolée, je ne peux pas.
Je ne vous en voudrai pas si vous pensez que j'exagère... Mais voilà les faits. Chaque épisode suit le parcours d'un personnage qui a une sorte de backstory déchirante. Elliott (André Holland), Julie (Amandla Stenberg), Amira (Leïla Bekthi), Jude (Damian Nueva ; contrebassiste), Maja (Joanna Kulig ; chanteuse), Sim (Adil Dehbi) , Katarina (Lada Abradovic ; batteuse), The Eddy. 3 épisodes sur 8 se sont concentrés sur un membre du groupe autre qu'Elliott. 1 de ces 3 épisodes était centré sur un personnage noir. (Au cas où vous vous poseriez la question, chaque femme blanche a son propre épisode). Et dans le seul épisode consacré à un personnage noir, sa backstory était qu'il avait perdu la femme qu'il aimait à cause de sa toxicomanie. Un homme noir toxicomane... Vraiment ?
Alors peut-être que les autres musiciens avaient d'autres engagements et ne pouvaient pas avoir de rôles plus importants. Peut-être qu'ils ne savaient vraiment pas jouer et ne pouvaient pas avoir de rôles plus importants. Néanmoins, je ne peux m'empêcher de remarquer que l'intrigue donne une perspective multidimensionnelle et nuancée de la communauté maghrébine tout au long de la mini-série. Pourtant, elle parvient toujours à effacer la communauté noire française dans le même temps. L'épisode de Jude est la seule fois où une femme noire française a droit à une histoire et plus de deux lignes de dialogues (non, l'officier de police ne compte pas et elle est métisse). Après l'épisode 2, j'avais envie d'arrêter. Pas à cause du rythme lent du style tranche-de-vie. Je suis française, j'ADORE le style tranche-de-vie au ralenti, surtout quand la mise en scène est aussi détaillée que dans "The Eddy". J'ai voulu arrêter parce que je me suis rendue compte qu'une fois de plus, c'était le Paris sur lequel les Etats-Uniens fantasment depuis la Première Guerre mondiale. Pas de Noirs en vue, alors que la France avait encore des colonies aux Antilles et en Afrique. Deuxièmement, ce fantasme a été popularisé par des artistes noirs américains parce qu'ils n'étaient pas conscients que leur passeport américain leur permettait de jouir d'une sorte de liberté qu'ils n'avaient pas dans des Etats-Unis ouvertement ségrégationnistes dans un monde post-Seconde Guerre mondiale. James Baldwin a pourtant parlé du racisme en France alors quand je vois comment les Noirs américains continuent de fantasmer sur la France, je… SOUPIRE.
En fait, "The Eddy" n'est qu'une version contemporaine améliorée de "Paris Blues" (1961) réalisé par Martin Ritt avec Paul Newman et Sidney Poitier. Les Noirs français ont été effacés de Paris dans les années 60 et ils le sont toujours à la fin des années 2010. Même les séquences tournées dans les quartiers défavorisés, notamment dans l'épisode de Sim, mettent en scène des personnages majoritairement maghrébins. Ce qui a vraiment anéanti mon dernier espoir d'aimer cette mini-série, c'est la dernière discussion importante entre Eddy et sa fille Julie. Ce qui était une grande séquence cinématographique père-fille noirs sur la conquête d'un espace niant leur humanité du point de vue américain s'est avérée être la séquence la plus insensible et la plus blessante de notre point de vue de Français noirs. Pourquoi nos accomplissements comptent-ils si peu pour les autres ? Pourquoi nos expériences de vie ne peuvent-elles pas être reconnues ? Je ne sais pas pourquoi et à ce stade de ma vie, ça m’est égal. Je sais juste que je ne souscrirai pas à cette perspective.
La matière
Vous savez ce qui est le plus ironique dans cette situation ? Je suis sûre qu'il y a des scénarios qui traînent quelque part. Des histoires fabuleuses qui se déroulent dans l'univers du jazz caribéen. Elles ne bénéficient pas du financement ni de la volonté (politique) d'être produits. Pendant ce temps, d'autres continuent à sortir des films et des séries basés sur la représentation française, ignorant notre contribution...
La France étant un pays multiculturel, je peux concevoir l'idée d'une histoire impliquant des musiciens maghrébins établissant une connexion entre le jazz et leur propre culture musicale. Je veux dire, j'ai grandi pendant les années du Raï’n’b Fever… Les artistes noirs français ne se sont jamais remis de cette époque. Le zouk et le konpa se portent très bien tant que les artistes ne viennent pas de Guadeloupe, de Martinique ou d'Haïti. Cependant, nous parlons ici de jazz. Les musiciens antillais français font partie de la scène du jazz parisien depuis le début du 20e siècle. La génération actuelle de musiciens âgés de 30 à 50 ans est au sommet au niveau mondial (même s'ils sont trop humbles pour l'admettre eux-mêmes, mais je maintiens mes propos). Que doivent-ils faire d'autre ? Que doivent-ils encore prouver pour que leur existence soit considérée comme faisant partie de la norme française ? C'est pourquoi nous devons être reconnaissants envers les chercheurs universitaires et les artistes eux-mêmes qui veillent à garder la trace de cette histoire.
En 1997, le label Fremeaux a sorti une double compilation intitulée “Swing Caraïbe, Premiers jazzmen antillais à Paris 1929 - 1946” (disponible sur Spotify). On y entend des chansons de jazz enregistrées dans les années 1940 par Félix Valvert, Albert Lirvat, Robert Mavounsy et d'autres musiciens de Guadeloupe et de Martinique. En 2020, le festival Big In Jazz a fêté ses 18 ans avec le collectif Big In Jazz composé de musiciens de Guadeloupe, de Martinique et d'Haïti. Ralph Lavital, Yann Négrit (guitare), Tilo Bertholo, Sonny Troupé (batterie), Stéphane Castry (basse), Maher Beauroy (piano), Jowee Omicil (saxophone), Ludovic Louis (trompette) font partie des meilleurs musiciens caribéens de la scène jazz internationale. Avec l'album "Global", ils mettent en valeur la versatilité du jazz caribéen contemporain. Un film documentaire réalisé par Marina Jallier a immortalisé ce projet unique.
Bien que je pense que nous devrions également parler des femmes et de leur contribution au genre (vous savez que je devais dire quelque chose à ce sujet), ce groupe Big In Jazz symbolise le véritable visage du jazz international en ce moment. Du moins pour moi. En fin de compte, "The Eddy" affiche une représentation traditionnelle, des stéréotypes conventionnels. C'est toujours un divertissement. Mais pas aussi révolutionnaire qu'il le pense. La vraie innovation serait de parler de nous. Ce jour arrive. Si Guy Deslauriers a réussi à tourner "Biguine" (2004), je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas créer un vrai film de fiction sur le jazz caribéen. Le public est prêt. La culture et l’Histoire aussi.
*Avertissement : je n'ai aucun problème avec les Blancs qui aiment le jazz, qui possèdent des clubs de jazz et qui gagnent de l'argent avec le jazz d'une manière ou d'une autre. Le problème, c'est qu'ils sont trop représentés à l'écran alors que les musiciens noirs sont utilisés comme accessoires dans des genres musicaux qu'ils ont créés. Lorsque nous aurons suffisamment de bons films musicaux reconnaissant la contribution des Noirs pour équilibrer le récit, alors je n'aurai rien à dire sur des projets comme "La La Land" ou "The Eddy".