Mano D'iShango et DanEBoy racontent le clip-vidéo de "Kalbas Dyalèktik"
Pour ce premier volet du Focus Clip Vidéo qui met à l’honneur une mise en image et en musique de la Caraïbe, je vous propose de découvrir le clip-vidéo « KALBAS DYALÈKTIK » de Mano D’iShango. D’abord connu sous le nom de Tysmé, c’est à la fin des années 1990 qu’il fait ses premiers pas sur la scène hip-hop guadeloupéenne avec le Karukéra Crew et la Horde Noire. Après son premier album solo “Zayanntifik” sorti en 2010, il change de nom et devient Mano D’iShango. Tout en menant des activités avec le duo iShango Sound qu’il forme avec Jamal Finess, il continue d’explorer son univers musical individuel. Extrait du maxi-single “Kako Tèknik” sorti en 2017, « KALBAS DYALÈKTIK » a été dévoilé sous forme de clip-vidéo en mars 2020. En compagnie du réalisateur DanEBoy, Mano D’iShango nous explique la création de ce témoignage visuel sur la Guadeloupe.
Avant d’entrer dans le vif sujet, je voudrais qu’on fasse un peu les présentations. Mano D’iShango, nous vous connaissons comme l’un des pionniers du hip-hop guadeloupéen, mais je pense que le public voudrait en connaître un peu plus sur vous, DanEBoy, et votre parcours.
DanEBoy : Je m'appelle Daniel Nlandu Nganga, mes amis m'appellent DanEBoy (se prononce Danyboy). Et c'est ma signature pour mes clips. Je suis d'origine zaïroise par mon père et guadeloupéenne par ma mère. Mon parcours est riche et varié. Après mon diplôme au Conservatoire du Cinéma à Paris , option réalisation, j'ai entamé une carrière de JRI (Journaliste Reporter d'Images). Je tournais, montais et faisais les commentaires de mes reportages pour les chaînes locales aux Antilles. Avec I Comme Image, ma première boite de production en Martinique, je me suis lancé dans la production et réalisation de magazines pour la télévision et de clips. C'était en 2000. Depuis 2008, je gère la société de production IMAGIN PICTURES. En 2009, en rentrant en Guadeloupe après 15 ans d'absence, j'ai laissé tombé le journalisme. Et après avoir été rédacteur en chef en télévision, correspondant pour TF1 et BFMTV, je suis revenu au cinéma par le biais du documentaire. J'ai réalisé à ce jour une dizaine de documentaires diffusés sur les chaînes nationales. J’ai aussi un collectif qui s’appelle Zaïgo Productions. On a produit 4 courts-métrages pour l’instant.
Comment vous êtes-vous retrouvés à collaborer pour ce clip-vidéo ?
DanEBoy : Mano et moi, on se connait depuis très longtemps. On a grandi dans le même quartier. On était voisins. Son bâtiment était perpendiculaire au mien. Et pour les besoins d'un documentaire, K'nawa l'odyssée caribéenne, qui raconte la traversée à la pirogue amérindienne des Petites Antilles par des Guadeloupéens rendant hommage aux ancêtres caribéens, j'ai interviewé Mano sur l'apport de la conque à lambi dans sa musique hip-hop créole. Je connaissais déjà son travail. Il fait partie des pionniers du Hip Hop Local en Guadeloupe. Et j'avais déjà utilisé sa musique en illustration dans mes documentaires précédents. Donc, nous échangeons très régulièrement. Et un jour j'ai entendu “KALBAS DYALÈKTIK”. Je lui ai dit : “mec, quand est-ce qu'on clippe?” Il a été enthousiasmé. Mais ça a pris un peu de temps, je faisais beaucoup d'aller-retour à Paris. Impossible d'arrêter une date de tournage. On était en 2017. Le tournage a eu lieu en 2019 et la mise en ligne a eu lieu en mars 2020.
Mano D’iShango : Daniel avait réalisé en 2014 le clip le plus diffusé d'iShango Sound et le plus visionné sur Youtube à ce jour : celui du morceau "iShango Sound (The Anthem)". Je voulais donc travailler avec lui à nouveau. Comme il l’a dit, nous nous connaissons depuis fort longtemps, ce qui facilite la communication, facteur auquel j'accorde une grande importance. En plus, j'apprécie le fait qu'il puisse naviguer aisément entre les univers de la photo, du cinéma, du documentaire et du clip, c'est relativement rare sur un petit territoire comme la Guadeloupe. Enfin, il est mélomane et musicien, ce qui là aussi facilite les échanges quand on travaille à mêler et harmoniser musique et images.
Pourquoi avoir choisi de clipper cette chanson deux ans après la mise en ligne de l'audio ?
Mano D’iShango : Le morceau "Kalbas Dyalèktik" est musicalement différent de ce que j'avais sorti ces dernières années avec la série Exotysme.
Pouvez-vous nous rappeler brièvement le concept de la série musicale “Exotysme” ?
Mano D’iShango : Au début des années 2010, après la sortie de l'album Zayanntifik, j'ai été inspiré par les compositions de la nouvelle vague canadienne et américaine (Knxwledge, Elaquent, Dibia$e, Nameless etc.) mêlant un Hip Hop des années 90 aux sonorités électroniques des années 2010. J'ai choisi de baptiser le projet "Exotysme" (stylisé avec un y) pour deux raisons. Tout d’abord parce que c’est en référence à la définition première de l'exotisme : "caractère de ce qui évoque les mœurs, les habitants ou les paysages des pays lointains", compte tenu du fait que les compositions utilisées n'étaient pas de Guadeloupe. La seconde raison était pour évoquer mon changement de nom de Tysmé à Mano D'iShango. “Exotysme” est par la suite devenu une série basée sur le même principe d'écrire sur des musiques de compositeurs étrangers/non guadeloupéens.
Donc le morceau "Kalbas Dyalèktik" ne s’inscrit pas dans la même démarche que les EP “Exotysme”.
Mano D’iShango : Il est rythmiquement ancré dans nos musiques traditionnelles. Après l'avoir partagé de façon confidentielle avec mes fans sur ma page Bandcamp, il était important pour moi de le diffuser plus largement, et quoi de mieux qu'un visuel mettant en valeur des paysages de Guadeloupe et intégrant de la danse pour le faire ?
Comment décririez-vous le concept du clip-vidéo ?
Mano D’iShango : Le concept était de produire quelque chose à l'image d'un passage du morceau : "èspésyal èstétik" , que l'on pourrait traduire en français par "esthétique originale". L'idée première du clip était de filmer autour d'un site proche du pont de l'Alliance. Je voulais mêler nature et béton à l'image car ma musique est constituée de ces ingrédients. Daniel a apporté sa touche personnelle en ajoutant de la profondeur au site, en proposant d'autres sites à Pointe-à-Pitre notamment, et également en insistant sur l'idée de filmer avec un drone.
DanEBoy : On voulait de la mangrove et des paysages semblables à des plaines.On partageait aussi ce rêve de mettre en scène le pont de l'Alliance (un des 2 ponts qui relie la Grande-Terre et la Basse-Terre en Guadeloupe). Pour nous, c'est notre Brooklyn Bridge. Et juste à coté il y a de la mangrove puisqu'on est sur les bords de la Rivière-Salée qui sépare Grande-Terre et Basse-Terre tel un détroit, une embouchure. Et pas loin, il y avait des champs de cannes à sucre. La récolte avait déjà eu lieu. Donc on a imaginé des images de drones et des playbacks sous le pont, sur le pont et à proximité, après repérages.
Mano D’iShango : Je voulais également intégrer des mouvements lents en résonance avec la rythmique du morceau pour que le visuel respire.
DanEBoy : On a donc tourné dans le champ de cannes à sucre et comme le son a un rythmique gwoka, on a pensé à une danseuse, à l'exception que notre danseuse mélange volontairement des pas traditionnels de gwoka et des pauses de yoga.
Mano D’iShango : Une fois en place, la musique aidant, la danseuse Anaïs Cheleux a fait bien plus que les mouvements attendus... Je crois qu'on peut parler de "magie du moment" !
DanEBoy : Au final, on a voulu un clip qui ressemble beaucoup à Mano, à son état d'esprit: une connexion avec la nature dans les champs de cannes à sucre, la danse qui mélange les genres pour le terroir traditionnel et la spiritualité, le décor qui symbolise l'alliance, le métissage et les couleurs très chatoyantes pour la joie et la vie.
Vous avez parlé de la danseuse dans le clip-vidéo. Pouvez-vous nous en dire plus sur l’équipe du tournage ?
DanEBoy : Pour l'équipe, Mano et moi, nous sommes fidèles en amitié professionnelle. On travaille le plus que possible avec les professionnels qui nous ressemblent et partagent nos valeurs, et surtout qui nous supportent (rires). Plus sérieusement, on s'entend bien avec notre équipe. Le tournage a duré une journée. Chacun savait ce qu'il devait faire. On était une petite équipe : maquillage par Caroline Tichy, drone par Yohanson Hanson et la danse par Anaïs Cheleux. On a commencé très tôt dans la journée pour bénéficier des bonnes conditions météo : il faisait chaud et le ciel était dégagé. Le choix du drone s'imposait dès lors qu'on voulait des images du pont de l'Alliance. Et je voulais aussi des survols de la danseuse dans le champ ou de Mano lors de ses playbacks. J'aimais bien cette idée de mouvement aérien s'approchant ou s'éloignant des personnages.
Anaïs Verspan est citée également dans l’équipe pour le casque customizé. Comment ce couvre-chef est-il devenu un accessoire dans ce clip-vidéo ?
Mano D’iShango : J'aime les couvre-chefs : casquettes, chapeaux, bonnets etc. Ma mère m'a offert un casque colonial quand je suis rentré en Guadeloupe après mes études, je l'ai utilisé comme un objet de décoration puis je l'ai porté lors du tournage du clip de Janluk Stanislas du morceau "Fwèsh" en 2011. J'aime bien la forme de ce type de casque et le fait qu'il soit à la fois rigide et léger. Même si le casque colonial ne peut être qualifié de local (rires), on peut presque dire qu'il fait partie du patrimoine culturel guadeloupéen, notamment grâce au groupe de carnaval Akiyo, dont les membres le portent au moins une fois par an. Ce lien avec le "mas" est un second point que j'apprécie. Lorsque j'ai découvert qu'Anaïs Verspan se servait de ce type de casque comme d'un support pour ses peintures j'ai trouvé l'idée fantastique. Après avoir échangé avec elle sur l'idée et le concept derrière ce choix artistique, j'étais définitivement conquis, je lui ai passé commande d'un modèle spécial intégrant mon logo. L'idée de faire du beau avec quelque chose qui symboliquement est loin de l'être me plaît énormément. En résumé ce couvre-chef est chargé d'Histoire et d'histoires, et le porter pour notamment lutter contre l'oubli me plaît beaucoup...au delà même de son esthétique. A lire les commentaires sur les réseaux sociaux, il semble plaire... je crois que je vais l'adopter durablement !
Quand j’ai regardé le clip-vidéo, j’ai eu l’impression de voir un tableau vivant. Comment avez-vous fait pour obtenir ce résultat ?
DanEBoy : Le montage s'est fait en collaboration avec Mano, on a chacun amené nos idées.
Mano D’iShango : Nous avons sélectionné ensemble les plans les plus pertinents. Nous avons passé beaucoup de temps sur l'étalonnage des images.
DanEBoy : Pour l'étalonnage, j'ai respecté les choix de Mano d'avoir des couleurs très vives pour le rouge, le vert et le bleu.
Mano D’iShango : Je voulais des teintes un peu "magiques" qui rappellent celles de certains filtres de la plateforme Instagram.
DanEBoy : On a un peu galéré mais le résultat est très bien. Le clip respire la joie de vivre.
Mano D’iShango : Je tiens d'ailleurs à remercier Gary "BBG" Rouyard et Steeve "iDread" Lancastre pour leur aide dans l'étalonnage.
Pouvez-nous raconter une anecdote de tournage ?
DanEBoy : On a usé de patience pour les vols du drone. Vous devez savoir que pour faire décoller une drone, il faut les autorisations de la préfecture ou de l'aviation civile. Il faut les prévenir quand on décolle car le pont de l'Alliance est à proximité de l'aéroport.
Mano D’iShango : Et la partie tournée dans le champ était trop éloignée de la zone d'autorisation initiale délivrée pour le vol du drone. Le pilote du drone a dû solliciter le service chargé de délivrer une nouvelle autorisation (basé à Hong Kong si ma mémoire est bonne), pour nous permettre de poursuivre le tournage du clip. En l'espace d'environ une demi-heure, la nouvelle autorisation était délivrée à l'autre bout du monde, et le drone "débloqué" pouvait à nouveau voler à Baie-Mahault en Guadeloupe...
DanEBoy : Ce jour là, le trafic aérien était dense, on va dire. Donc la tour de contrôle nous appelait pour nous donner les fenêtres disponibles pour faire décoller le drone, sans danger pour les atterrissages ou décollages des avions. C'était assez comique d'entendre le contrôle aérien nous dire : prochain avion dans 15 minutes, vous avez 15 minutes. Donc il fallait faire vite et bien.
Je pense souvent à la Guadeloupe du début du XXe siècle pour laquelle nous avons peu de références visuelles. Ce clip-vidéo est un témoignage visuel de la Guadeloupe de 2019/2020. Imaginez un.e enfant de 10 ans qui regarde ce clip en 2100. Quels commentaires espérez-vous l'entendre faire ?
Mano D’iShango : S'il trouve que les images sont belles, qu'elles génèrent de la sérénité et/ou lui inspirent un sentiment de paix et d'harmonie, l’objectif aura été atteint.
DanEBoy : Si le clip a la chance de survivre jusqu' à 2100, j'aimerais que ceux qui le regardent ressentent la joie de vivre qu'il en ressort et qu'ils voient aussi la beauté de nos paysages. Nous avons une très belle mangrove, bien sublimée au début du clip.
Quels sont vos projets à venir ?
DanEBoy : Mon dernier projet était un court-métrage intitulé ZONBI où je raconte 3 histoires croisées de personnages dans une société gangrenée par la violence qu'elle soit physique ou psychologique. Dans ce film qui est sorti début 2020 et qui a été sélectionné au festival Prix de Court 2020, j'utilise le titre KALBAS DYALÈKTIK dans une des séquences. Il y aussi des projets documentaires en cours qui verront le jour en 2021. Et il y a aussi trois clips en préparation dont un avec Mano, dès que la situation sanitaire le permettra.
Mano D’iShango : L’EP de remixes du morceau "Zétwal An Mwen" d'iShango Sound est disponible sur notre Bandcamp depuis le 3 juillet 2020 et il est partout où on peut streamer de la musique. J’envisage la sortie d'un 7 titres en solo pour la fin de l’année et qui précédera la sortie d'un album en 2021, qui bien qu'étant la suite de mon premier album solo "Zayanntifik", est avant tout pour moi le fruit d'un travail collectif avec Inès Khai, Yalisaï, Ka Bass, Sylvain Joseph, Jamal Finess. A plus long terme, nous prévoyons avec Jamal Finess la sortie de l'album d'iShango Sound. Je prévois aussi de m'orienter vers de la direction artistique au service d'autres artistes.
Merci beaucoup d’avoir répondu à ces questions. Juste avant de nous quitter, j’ai une question bonus. Pouvez-nous citer un clip-vidéo qui, pour vous, représente le mieux la Guadeloupe et nous expliquer pourquoi ?
DanEBoy : J'aime le clip de MC Kanis "Lévé Gwadloup". C'est à ma connaissance la première fois que je vois un lyrics clip en Guadeloupe, alors qu'a Trinidad c'est courant. Ce que j'aime dans ce clip c'est le défi technique et artistique au service de la puissance des lyrics de MC Kanis. Il a une vision très pointue et juste de la Guadeloupe. Ses paroles reflètent ce qui se passe réellement en Guadeloupe. J'adhère et j'adore. Big up au réalisateur.
Mano D’iShango : Question difficile, il y a tellement de "Guadeloupes" à l'intérieur de la Guadeloupe, un clip pourra au mieux partiellement représenter l'archipel, mais jamais complètement. Parmi mes clips préférés, je citerai le clip de "Chien An Mwen" de Fuckly par Janluk Stanislas. Il me plaît car il inclut plusieurs aspects de la réalité du pays, d'actualité près de 20 années après : pratique du magico-religieux, déficit de confiance entre Guadeloupéens, problème de gestion des déchets, importance de l'implication paternelle dans l'éducation des enfants etc.
Karukerament remercie Mano D’iShango et DanEBoy pour leur disponibilité. Vous pouvez suivre leur actualité sur les réseaux sociaux.
Mano D’iShango : @manodishango sur Instagram et @lyricist.tysme sur Facebook | https://tysme.bandcamp.com/
DanEBoy : @dnlandu sur Facebook