Michael Lees : "Je voulais montrer comment notre petite île pouvait être un exemple leader sur tellement d’aspects. "
Avec le film “Uncivilized”, le réalisateur caribéeen et britannique Michael Lees nous embarque dans un voyage d’introspection en 2017. Parti pour vivre 6 mois dans la forêt de sa Dominique natale, il s’est retrouvé confronté à l’ouragan Maria et nous offre son regard sur la civilisation moderne. Dans cette interview, nous avons évoqué son rapport à son identité caribéenne, le processus de création de son film et sa carrière en tant que jeune Caribéen dans l’industrie du film.
Bonjour Michael ! Commençons par le commencement. Je sais que vous êtes originaire de la Dominique, mais j’ai lu sur votre site web que vous êtes “Caribéen-Britannique” et que vous êtes diplômé de l’université UNC Chapell Hill aux Etats-Unis. Considérez-vous être Dominiquais ou membre de la diaspora (caribéenne) ?
Ma mère est Barbadienne mais a grandi en Angleterre; mon père est un Blanc britannique né du côté de Newcastle. Je suis né en Angleterre et nous avons déménagé à la Dominique quand j’avais 5 ans. Je me considère comme un Dominiquais, mais avec des origines aussi mélangées que les miennes et ayant des racines et ayant vécu dans différents pays, on m'a souvent demandé en Dominique “mais d’où tu es vraiment ?” (ce qui honnêtement était une question légitime). Je pense que cette identité de Dominiquais que j’ai adoptée s’est de plus en plus affirmée avec le temps, mais je n’ai jamais eu à m’interroger sur mon identité caribéenne/caribéenne diasporique.
Pendant vos études à l’étranger, avez-vous eu du mal à définir votre identité caribéenne ou est-ce un aspect de votre vie auquel vous n’avez jamais pensé pendant votre adolescence et au début de votre vie d’adulte ?
Je pense que le véritable défi était de me définir en dehors des limites de l’identité “noire américaine”. Certains élément se croisent, mais il y a des différences entre la culture caribéenne et la culture africaine-américaine, et il arrive souvent que les gens ne savent pas où te classer si tu ne corresponds pas exactement à un groupe préexistant en Amérique. J’ai quand même ressenti ce besoin irrésistible de célébrer ma culture caribéenne et j’ai ressuscité temporairement l’association des étudiants caribéens pendant ma dernière année d’études à l’université.
En lisant votre bio, j’ai cru comprendre que vous êtes d’abord un photographe et un monteur. Qu’est-ce qui vous a donné envie de vous servir d’une caméra ?
Je ne dirais pas forcément que je suis d’abord un photographe. Faire des films, des documentaires m’a intéressé dès la première fois où j’ai eu une caméra dans les mains. Il se trouve simplement que faire de la photo demande moins de ressources que de faire un film ou une vidéo. Sur mon temps libre, j’ai appris à faire des photos et le montage photo et c’est quelque chose que j’ai fini par aimer faire. Je pense que c’est un bon entraînement. Apprendre à conceptualiser, à cadrer, à éclairer et à faire un montage, ce sont les compétences qui sont la base pour créer un film. Je lis souvent sur les cinéastes que j’admire et Stanley Kubrick, par exemple, a travaillé dans la photographie avant de faire du cinéma.
Mon père a beaucoup voyagé quand il était plus jeune. J’ai grandi en regardant ses photos souvenirs du monde entier. C’est ce qui m’a inspiré. J’ai aussi connu une époque dans ma vie où j’étais obligé de rester chez moi et je me suis retrouvé à regarder tellement de films, que ce soit de la fiction ou du documentaire, que je suis tombé amoureux de ce medium. Je pense aussi que m’être intéressé très tôt à des questions philosophiques m’a poussé dans cette direction. Je cherchais un medium qui me permettrait d’aborder différentes questions et de les présenter à un public. Je ne sais ni peindre ni jouer de la musique, mais j’ai toujours eu un regard unique sur le monde et j’étais capable de partager cette vision à travers le cinéma et la photographie.
Saviez-vous dès le départ que “Uncivilized” serait un long-métrage ?
Dès le début. Même avant l’ouragan Maria, mon projet a toujours été de faire un documentaire long-métrage. Je savais que j’aurais suffisamment à explorer et que ça serait trop pour un court-métrage. Et je voulais aussi me confronter au défi que représente un long-métrage. Mon projet de dernière année à l’université était un documentaire de 20-30 minutes sur des thèmes similaires et qui s’intitulait Human +/- Nature, mais je savais que je voulais voir comment créer une histoire de 60-90 minutes à partir de ça, comment connecter les différents éléments pour créer un récit cohérent.
Comment vous êtes-vous préparé physiquement, psychologiquement et spirituellement pour cette expérience ?
Physiquement, je pense que j’étais plutôt en bonne santé. Je faisais déjà de la randonnée, de la natation et du football. Je savais pêcher et attraper des crabes (une technique qu’on apprend en grandissant dans la Caraïbe), et pour me préparer sur les choses que je connaissais moins, j’ai demandé conseil à des gens qui avaient les connaissances pour me renseigner. Cyrille John, un de nos éminents botanistes, m’en a appris plus sur les plantes que je rencontrerais. David Burton du territoire Kalinago m’a appris à faire des nasses, un autre ami de ce Territoire m’a appris à faire un piège pour oiseaux. J’ai aussi acheté quelques livres sur la survie/la vie dans la nature, j’ai regardé des tutoriels sur Youtube et j’ai passé mes week-ends à m’entraîner à créer ces choses. J’ai même appris à créer une corde à partir de fibres végétales et de fibres de noix de coco.
Psychologiquement, j’étais prêt. J’avais besoin de changer d’environnement ; et spirituellement, depuis l’époque du lycée et de la découverte du “secret de la mortalité”, j’avais déjà commencé un voyage spirituel pour comprendre tout ça en étant exposé au bouddhisme, à l’hindouisme, et à des auteurs comme Ram Dass, Thich Nhat Hanh et Eckart Tolle.
Qu’est-ce qui vous a aidé à poursuivre l’expérience dans les moments de doute ?
Je pense que ce qui m’a aidé à continuer a souvent été le fait de savoir que j’avais pris un tel engagement. Je suis quelqu’un de très passionné par l’environnement et la quête spirituelle. Je savais que c’était un projet que je ferais jusqu’au bout d’une façon ou d’une autre. Ces moments de doute qui paralysent, je les ai plus connus au tout début quand j’ai changé de cursus universitaire. Je suis passé d’une majeure en business à une majeure en communication sur le tard. Vivre ça m’avait préparé aux différents obstacles que j’ai connus par la suite.
Mon autre motivation principale a été cette recherche d’un cadre sociétal qui fonctionne pour ceux qui l’occupent et pour l’environnement. Actuellement, les “nations en voie de développement” ont utilisé des pays comme les Etats-Unis comme un modèle, mais nous voyons en temps réel aujourd’hui que c’est un système profondément imparfait.
Les scènes pendant l’ouragan étaient effrayantes, mais à mon sens les moments les plus forts étaient les scènes tournées après quand vous êtes retourné à la civilisation. Vivre dans la Caraïbe, c’est vivre constamment dans la possibilité d’une catastrophe naturelle. Voir cette résilience montrer avec une telle dignité et un tel respect m’a émue alors que les informations de la scène internationale nous prennent en pitié. Vous rappelez-vous de ce que vous aviez en tête pendant le tournage de ces scènes ?
“Les pays moins développés” sont souvent présentés dans le contexte de “moins développés” par rapport aux pays occidentaux. Mais je ne crois pas à cette vision. Je ne dis pas que je suis anti-matérialiste ou anti-développement, mais vivre en Dominique, au Royaume-Uni et aux Etats-Unis m’a donné l’occasion de voir qu’il y a certaines choses en Dominique que l’argent ne peut pas acheter. Ce sont ces choses que les pays développés se cassent la tête pour retrouver : des aliments frais, une eau propre à la consommation, un sens de la communauté, un sens de la spiritualité et une mentalité qui nous permet de traverser les difficultés de la vie avec grâce. Je voulais montrer comment notre petite île pouvait être un exemple leader sur tellement d’aspects. Et bien sûr, un des thèmes centraux du film est de remettre en question ces notions de progrès, de développement et de civilisation.
Vous avez collaboré avec Nikki Aban et Norris François. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur cette collaboration ?
Pendant mes études, je lisais constamment que le grand piège des réalisateurs est de faire le montage de leurs propres films. Ils seraient “trop impliqués” pour avoir une perspective impartiale. Norris est l’un des meilleurs monteurs de l’île donc c’était génial d’avoir cet autre regard pour travailler sur ce projet. Nous nous sommes connus à l’époque du lycée, mais nous avons repris contact en 2016 quand je travaillais comme auteur et caméraman pour CBN4 et que lui travaillait pour le UNITE Caribbean de Sheldon Casimir. J’ai travaillé sur Uncivilized avec Norris et Sheldon par le biais de U.N.I.T.E Caribbean. Voici un exemple de ce que Norris est capable de faire (vidéo du premier carnaval post-Maria en 2018).
La collaboration avec Nikki s’est faite de manière organique. Après avoir fini la fac, je suis resté à New York grâce à la prolongation de mon visa étudiant pour un an. C’est à cette époque que j’ai rencontré Nikki par le biais de mon ex qui fait une apparition dans le film. Nous sommes restés amis. Nikki avait déjà bossé pour une compagnie productrice de documentaires à NYC. Quand j’ai quitté la forêt et que je lui ai parlé de ce que je voulais faire, elle s’est ralliée au projet. Elle m’a vraiment aidé à transformer mon projet philosophique en film.
Ceci étant dit, j’ai eu un rôle actif dans le montage et dans la production. J’ai vraiment du mal à concevoir que des réalisateurs délèguent la phase de montage à quelqu’un d’autre, surtout quand c’est un film aussi personnel que celui-là. D’une certaine façon, on peut dire que les documentaires se créent dans la salle de montage.
Avez-vous eu les réactions que vous espériez déclencher avec ce film ?
Les réactions ont été époustouflantes. Elles ont été incroyablement positives en Dominique, au niveau international et en ligne. C’est un honneur de sentir que j’ai été capable de mettre des mots sur notre expérience commune et de présenter fièrement la Dominique dans une perspective positive.
La pandémie du COVID-19 a-t-elle eu un impact sur votre stratégie promotionnelle ? Que pensez-vous de l’utilisation du marketing numérique pour développer l’industrie caribéenne du film ?
Le virus COVID-19 a eu un impact total sur notre stratégie promotionnelle. Beaucoup de festivals ont été reportés ou annulés. Après avoir parlé avec l’équipe Third Horizon et le Studio Anansi, nous avons décidé qu’un lancement en ligne avec la pandémie actuelle serait la bonne décision. Entre Maria et la COVID-19, il y a tellement de leçons à retenir - la question de la sécurité alimentaire, de la communauté, de la résilience - et voir les différences de réactions entre les petites îles nations et les grandes villes… Nous pensions que ce serait l’occasion parfaite pour ouvrir le débat sur ces questions. Et sans compter que les gens sont à la maison avec du temps libre. Cela non plus ne fait pas de mal.
Parlons un peu de votre vision de la culture caribéenne. Si vous deviez présenter l’art caribéen à quelqu’un qui ne le connaît pas, quelle recommandation lui feriez-vous ?
La notion d’art caribéen ou de cinéma caribéen est une notion délicate. C’est à la fois un concept utile mais pouvant potentiellement nous mettre des limites. Je recommanderais mon ami Kaz “H.G.” Fields de la Barbade et qu’on voit dans Uncivilized. Il travaille par le biais de divers supports médias pour montrer les problèmes qui affectent les Caribéens, la diaspora caribéenne et la société occidentale dans un sens plus large comme la politique étrangère, les droits civiques et la guerre contre la drogue. Il utilise souvent un style bande-dessinée ou un style psychédélique surréaliste. Son travail est particulièrement pertinent, d’autant plus à l’heure actuelle avec les révoltes qui ont lieu en Amérique.
Je pense qu’il y a cette idée que l’art caribéen doit se focaliser sur nos paysages magnifiques ou sur certains éléments culturels considérés comme typiquement “caribéens”. Mais en tant que personnes de la Caraïbe, cette caribéanité fera toujours partie de nos œuvres, peu importe la direction artistique que nous décidons de prendre.
Quels sont vos futurs projets ?
J’ai récemment fait le montage du clip-vidéo d’une chanson géniale qui s’intitule “Coronavirus” chantée par Abiyah (IG: @abiyahmusic), une artiste reggae locale - la chanson est sortie sur Reggaeville. Ce 13 juin, je fais mes débuts officiels en tant que réalisateur de clip-vidéo avec une autre chanson formidable qui s’intitule “Doucement” chantée par le groupe local Tropikal (IG: @tropikalmuzik). C’est de la musique caribéenne contemporaine, puisant dans les sonorités caribéennes mais avec une voix unique et bien distincte.
Je participe également à une formation d’écriture de scénario avec le FilmCo of Trinidad en espérant terminer mon premier scénario cette année. J’ai aussi une série de photos basées sur Maria que j’ai récemment proposée pour une exposition et qui sera publiée sur ma page instagram (@mike_please) un jour ou l’autre.
Question bonus : qu’est-ce qui vous vient en tête quand vous entendez/lisez le mot Karukerament ?
Sauerkraut [ndlt : “choucroute”] hahaha. Je suppose que je devrais entendre le mot avec un accent français… Carrousel ?… Prudemment ? Je n’irai pas googler la réponse avant de finir cette interview.
Merci encore, Michael Lees. Vous pouvez le suivre sur IG (@mike_please). “Uncivilized” est disponible sur la plateforme de streaming studioanansi.tv. Vous pouvez retrouver ma review ici.