Pauline Cabidoche : "Le sous-titrage est enfin une solution à la question de la variété de langues."
Alors que je suis sur le point de discuter mon quatrième film de Trinidad and Tobago dans le podcast Karukerament, vous vous demandez peut-être pourquoi je n'ai pas encore parlé de film jamaïcain ou de film cubain. La raison est assez simple. C'est la barrière de la langue. Je n'ai pas encore développé les compétences nécessaires pour comprendre les différents accents de la Caraïbe, donc je m'appuie sur les sous-titres en langue originale. Et ils sont quasiment inexistants. Cela dit, je pense que les sous-titres devraient être un élément de base afin de rendre les films accessibles à ceux qui ne peuvent pas entendre. Quand j'ai regardé "Green Days By The River", j'ai été agréablement surprise de voir qu'il était sous-titré en anglais. C'est pourquoi j'ai été un peu déçue que "Bazodee" ne le soit pas. Cette accessibilité linguistique est un problème sérieux pour moi, j'ai donc contacté une experte de l'industrie du sous-titrage dans la Caraïbe pour lui parler des défis auxquels notre industrie est confrontée dans ce domaine.
Bonjour Pauline, c’est un honneur de vous recevoir. Pouvez-vous vous présenter au public de Karukerament ?
Bonjour ! Je m’appelle Pauline Cabidoche alias Yellowsubmachine, et je gagne ma vie en traduisant des films. Pour être plus précise, je traduis les dialogues des acteurs et les transforme en sous-titres ou en doublage pour le cinéma et la télévision.
Alors je me permets de vous interrompre parce que je connais peu l’industrie du sous-titrage. Quand vous dites que vous transformez en doublage, vous voulez dire que vous traduisez ce que les acteurs de doublage liront…
Tout à fait. L'écriture des dialogues de doublage se fait sur bande rythmo dans le respect de la synchronie labiale, tradition très française.
Je comprends. Alors revenons à votre présentation. Vous êtes de Guadeloupe comme moi, n’est-ce pas ?
En effet. Je suis née et j'ai grandi en Guadeloupe dans les Antilles françaises, et mon identité caribéenne est l'une de mes plus grandes fiertés.
J’aime entendre ça ! Comment en êtes-vous arrivée à devenir traductrice pour la télévision et le cinéma ?
Chacun a un talent particulier. Le mien est de pouvoir déchiffrer les systèmes linguistiques. À l'âge de 12 ans, je suis tombée amoureuse d'un film brésilien et j'ai décidé de devenir un de ces héros méconnus qui permettent aux gens du monde entier de tomber amoureux des films en langue étrangère. C'est ma profession adorée depuis maintenant 11 ans. Après avoir obtenu un master de traductologie à l'Université de la Sorbonne, j'ai poursuivi ma quête du travail parfait, en voyageant à travers l'Europe et en apprenant de nouvelles langues. Une dernière année d'études techniques et cinématographiques à l'Université de Nice plus tard, et me voilà devenue officiellement une traductrice audiovisuelle professionnelle. Juste après avoir été diplômée de l’université, j'ai été engagée par un studio de post-production parisien pour faire du sous-titrage en direct pour la télévision et pour gérer des projets de sous-titrage du monde entier. Coréen, japonais, serbe, néerlandais, polonais...
Mais combien de langues parlez-vous ?
Je ne maîtrise aucune langue. Ce sont des systèmes trop complexes pour prétendre être maîtrisés. En revanche, mes langues de travail -langues source- sont l'espagnol (Cuba, Mexique, Honduras, Panama, Colombie, Saint-Domingue, Venezuela, Espagne), l'anglais (US/UK), les patois jamaïcain et trinidadien, les créoles haïtien, martiniquais, guyanais, réunionnais et guadeloupéen, le papiamento de Curaçao, le portugais (Brésil uniquement) et l'italien. Je peux sous-titrer vers le créole guadeloupéen, le français, l'anglais et l'espagnol.
Je comprends. Travaillez-vous encore pour un studio ?
J'ai eu la chance de découvrir d'autres langues et d'autres horizons cinématographiques. Assez diversifiés pour vouloir revenir à mon horizon préféré : la Guadeloupe. À un moment donné, j'ai réalisé qu'il était temps pour moi de me concentrer sur la culture caribéenne et sa promotion dans une nouvelle aventure en tant que freelance chez moi. Ma carrière a alors pris plus de sens car ce choix m'a permis de travailler sur de gros programmes télévisés tels que "Lado a Lado" (Brésil, doublage).
J’ai adoré “Lado a Lado” [VF : Les couleurs de la liberté] . Cela signifie que j’ai regardé la saison 1 grâce à votre travail !
(rires) Et j’ai aussi travaillé sur des longs-métrages magnifiques comme “Sprinter” (Jamaïque, sous-titrage) ou “Bazodee” (Trinidad and Tobago, sous-titrage).
Bazodee !! C’est la raison pour laquelle je voulais vous interviewer parce que ce film est le sujet de l’épisode 11 de mon podcast. Je l’ai regardé sans sous-titre, ce qui m’a demandé plus d’effort de concentration parce que je ne suis pas habituée à l’accent trinidadien. Le fait que l’histoire se déroule dans un cadre contemporain permettait quand même de suivre facilement. Quelle est votre opinion sur l'importance du sous-titrage/doublage dans le développement de l'industrie cinématographique caribéenne ?
Notre région étant perçue comme une destination touristique, seule notre représentation à travers le cinéma est capable d’offrir une perspective différente au monde. Pourtant notre cinéma existe déjà, on peut penser à plusieurs classiques du cinéma caribéen comme "The Harder They Come" ou "Rue Case-Nègres". La raison pour laquelle ils ne sont pas mondialement connus (la plupart des Français n'en ont jamais entendu parler, par exemple) est que leur distribution n'a jamais été massivement internationale. Les distributeurs manquent de courage quand il s’agit de notre cinéma parce que nous avons beaucoup trop de langues différentes dans une petite zone pour représenter un marché solide pour la distribution de films. Nous sommes effectivement la vraie Babel. À ce jour, j'ai étudié plus de dix langues et patois, la plupart d'entre eux étant parlés dans la Caraïbe ou en Amérique du Sud. Chaque île a ses propres lois, sa monnaie, sa langue... L'euro, par exemple, rend une collaboration avec les îles françaises très difficile. Le sous-titrage est enfin une solution à la question de la diversité linguistique. Nous devons maintenant établir un cadre juridique concernant les droits d'auteur, qui fonctionnerait dans toute la région. De plus, la pénurie de traducteurs audiovisuels dans la région est assez intense. Il reste beaucoup de pédagogie à faire en ce qui concerne le processus de sous-titrage.
Est-ce donc un secteur qui peut créer de l’emploi ?
C'est un secteur à la fois confidentiel et saturé. Les 4 masters pro de France hexagonale lâchent chaque année une centaine de jeunes sur un marché où les places sont chères. Il faut réussir à faire sa place. Dans l'espace caribéen en revanche, la professionnalisation est extrêmement rare et j'adorerais former des futurs collègues dans la région.
Connaissez-vous l’état du marché de l’emploi dans la Caraïbe anglophone ?
Malheureusement, je n'ai pas encore rencontré un traducteur audiovisuel professionnel de la Caraïbe anglophone. Il existe des laboratoires au Mexique, par exemple, qui font de la sous-traitance. Autrement, la plupart des sous-titres sont réalisés à un niveau amateur (étudiants, Google traduction, etc.). Dans mon propre processus de travail, je fais régulièrement appel à des collègues spécialistes, presque toujours parce que j'ai toujours un correcteur dont la langue maternelle est la langue cible. J'ai donc créé un précieux réseau de traducteurs caribéens (qui ne sont malheureusement pas spécialisés dans l'audiovisuel).
A ce propos, quel est le processus de sous-titrage d’un film ?
Le processus de sous-titrage est composé de 4 phases. Tout d'abord, la phase de repérage consiste à définir les entrées et sorties de chaque sous-titre, selon des règles très précises (durée minimale et maximale, changements de plans...). La deuxième phase est la traduction proprement dite, réalisée à la suite d'une transcription précise. Le repérage va définir le contenu de la traduction, en fonction de ce que l'on appelle la vitesse de lecture : l'œil humain ne peut lire qu'un certain nombre de caractères par seconde. La norme internationale est de 12 caractères/s. C'est pourquoi le spectateur peut se sentir frustré par la différence entre ce qui est dit et ce qui est traduit. Nous pouvons entendre beaucoup plus vite que nous ne pouvons lire. Après la traduction, vient la phase de correction. Je prends généralement quelques jours de pause pour revenir avec un regard plus frais. Prendre un peu de distance permet d'ajuster le ton et de corriger les fautes de frappe. Enfin, il y a la phase de simulation. Le film est revisionné avec quelqu'un d'autre (généralement le réalisateur ou le producteur) dans des conditions réelles, et les dernières modifications sont apportées.
Et comment cela fonctionne-t-il pour une comédie musicale ? Prenons l’exemple de "Bazodee", comment avez-vous fait puisque les chansons sont aussi importantes que les dialogues ?
Dans le cas de "Bazodee", comme c'est une comédie musicale, j'ai dû passer deux semaines à chanter de la chutney soca en français derrière mon écran, à compter les mesures et à ajuster les rimes. 90 minutes de film, c'est environ 1100 sous-titres. Le plus dur est vraiment de vérifier chaque mot, chaque virgule.
Dans le fansub, il est courant d'écrire des notes de traduction à l'écran pour contextualiser les références. Le sous-titrage professionnel ne fait pas cela. Que pensez-vous de la manière de contextualiser les références culturelles ?
Les fansubs sont à l'origine des personnes qui veulent approfondir une culture spécifique. Ce sont des gens très curieux et passionnés, d'où la " note de traduction ". Leur but est de partager leur passion. À l'inverse, le but d'un sous-titreur professionnel est de faire en sorte que le spectateur ignore qu'il est en train de lire. L'excellence du sous-titrage est atteinte lorsque le spectateur oublie qu'il est en train de lire et suit naturellement le déroulement du film.
Y a-t-il des aspects spécifiques auxquels vous faites attention lorsque vous traduisez un film caribéen ?
La traduction de nos reportages et documentaires sur la Caraïbe est extrêmement difficile en termes de conceptualisation. Assez curieusement, la plupart des mots qui semblent intraduisibles ont trait à des concepts très caribéens tels que le colorisme ou la terminologie du carnaval, dont l'importance est très souvent sous-estimée par le public étranger. " KOUTCHA ", " LIME " ou " DOUGLA " sont des exemples récurrents de mots intraduisibles. Mais ceux-ci existent dans toutes les langues, et c'est précisément le travail d'un traducteur d'aller au-delà. Notre narration est aussi quelque chose de différent, quelque chose d'assez unique... et je trouve très important de traduire sa spécificité au public.
Quelle est la particularité de notre façon de raconter ?
Par exemple, le cinéma caribéen utilise souvent des narrateurs, surtout pour les courts métrages. C'est un héritage direct de la tradition du conteur si chère à notre culture. Cela arrive si souvent que cela peut conduire à un nouveau formalisme de sous-titrage/dubbing. La façon dont nous racontons nos histoires mérite la transmission la plus fidèle.
C'est tellement fascinant. Merci beaucoup pour cet aperçu du monde merveilleux du sous-titrage. Quels conseils donneriez-vous à une personne qui souhaite se lancer dans la traduction audiovisuelle ?
Merci pour cet espace alloué à une profession très peu connue. Mais c'est un métier difficile. Netflix et les autres plateformes grand public ont provoqué l'uberisation du secteur, et il faut vraiment compter sur le rapport personnel établi avec les scénaristes et les auteurs de films que vous connaissez pour en vivre. Mais vous pouvez aussi diversifier vos compétences.
Quels sont vos futurs projets ?
Je serai bientôt en tournée à Paris avec une merveilleuse compagnie de théâtre et leur pièce de théâtre en créole " Happy Birthday, Martha " pour laquelle j'ai créé un sous-titrage français. Vous êtes tous les bienvenus pour nous rencontrer sur scène en octobre. Pour plus de détails, suivez-moi @_westindeed_
Bonus : qu’est-ce qui vous vient à l’esprit quand vous entendez/lisez le mot Karukerament?
Karukerament, un mélange entre Karukera et médicament… La culture, “sé sèl médikaman nou ni” [t/n: c’est notre seul médicament].
Karukerament remercie une nouvelle fois Pauline Cabidoche. En attendant la rééouverture de son site, vous pouvez la retrouver sur son compte Instagram @_westindeed_.