"Case Départ" ou le trouble dans la représentation de l'esclavage

ndlr : cet article a été publié pour la première fois le 13 mai 2016 sur myinsaeng.com.

Après Nèg maron et Tropiques amers, intéressons-nous au film Case Départ. La polémique que le film a déclenchée dès le tournage montre à quel point le sujet de l’esclavage est sensible pour notre génération du début du XXIe siècle. Au-delà de l’aspect comédie et de la question “peut-on rire de l’esclavage” parce que ce n’est clairement pas le propos du film, on peut quand même s’interroger sur la façon dont le film perpétue ou change l’approche française dans la représentation de l’esclavage aux Antilles.

Réalisé par Lionel Steketee, Fabrice Éboué et Thomas N’Gijol, Case Départ fait partie des surprises du box-office français de 2011 avec plus d’1,7 million d’entrées.

Résumé allôciné : Demi-frères, Joël et Régis n’ont en commun que leur père qu’ils connaissent à peine. Joël est au chômage et pas vraiment dégourdi. La France, « pays raciste » selon lui, est la cause de tous ses échecs et être noir est l’excuse permanente qu’il a trouvée pour ne pas chercher du travail ou encore payer son ticket de bus. Régis est de son côté totalement intégré. Tant et si bien, qu’il renie totalement sa moitié noire et ne supporte pas qu’on fasse référence à ses origines. Délinquance et immigration vont de pair si l’on en croit ses paroles. Réclamés au chevet de leur père mourant aux Antilles, ils reçoivent pour tout héritage l’acte d’affranchissement qui a rendu la liberté à leurs ancêtres esclaves, document qui se transmet de génération en génération. Faisant peu de cas de la richesse symbolique de ce document, ils le déchirent. Décidée à les punir pour le geste qu’ils viennent de faire, une mystérieuse vieille tante qui les observait depuis leur arrivée aux Antilles décide de leur faire remonter le temps, en pleine période esclavagiste ! Parachutés en 1780, ils seront vendus au marché comme esclaves. Les deux frères vont alors devoir s’unir, non seulement pour s’évader de la plantation mais aussi pour trouver le moyen de rentrer chez eux, au XXIe siècle.

D’un point de vue strictement narratif, je trouve que le scénario se tient et reprend les ingrédients qui marchent pour être un succès populaire. Cependant, les critiques cinglantes aussi bien par rapport à la mise en scène dans la France de 2010-2011 que dans la Martinique du XVIIIe siècle se résument toujours à l’humour : “ce n’est pas drôle. Entre le demi-frère qui blâme les Blancs pour ses problèmes et le demi-frère complètement intégré qui a une attitude sévère envers les immigrés, les personnages n’ont rien de subtil. Ce n’est pas drôle. Les gags ne sont pas drôles. Ce n’est pas drôle. Ce n’était pas la peine de faire tout ça pour faire rire de l’esclavage.” En plus, les critiques font une comparaison avec les Visiteurs alors qu’il y a une différence majeure entre les deux films : les Visiteurs est un voyage dans le futur qui est notre époque contemporaine, mais Case Départ est un voyage dans le passé à partir de notre époque contemporaine. Le sens de lecture n’est pas le même. Avec les Visiteurs, le spectateur est dans la position d’observateur de son monde à travers les yeux de celui qui ne le connaît pas. Dans Case Départ, le spectateur est dans la position de celui qui découvre un monde inconnu et qu’il ne peut que remettre en question par rapport à ses connaissances du XXIe siècle. A partir de là, le mécanisme du rire n’est pas le même puisque tout se fait par un regard rétrospectif par rapport aux personnages qui évoluent dans un monde qui lui n’est pas drôle. Effectivement, il y a des répliques (vraiment) lourdes, des réflexions homophobes, sexistes, il n’empêche qu’aucune situation en elle-même n’est comique. Tout vient du décalage et la façon dont les réflexes de survie et de protection du XXIe siècle étaient tout aussi valables dans la société française du XVIIIe siècle. La question de l’exactitude historique ne se pose pas particulièrement par rapport à l’époque puisque l’action n’est pas particulièrement influencée par des événements politiques réels. Elle concerne davantage les thèmes traités comme le lien entre les esclaves, le rapport à la liberté et le lien passé-présent.

La hiérarchisation entre les esclaves

L’utilisation du duo permet de montrer la double face de l’esclavage : celui des champs avec Joël (Thomas N’Gijol) et celui de l’habitation auprès des maîtres avec Régis (Fabrice Eboué). Même si Tropiques amers l’évoque brièvement, ici le spectateur fait le va-et-vient constant entre les deux expériences. Dans un cas comme dans l’autre, la souffrance existe, donc le film nuance le propos de “les esclaves de maison avaient la vie facile”. Il pousse même la hiérarchisation de la mise en scène entre esclaves quand Régis est promu contremaître pendant quelques temps c’est-à-dire qu’il est le Noir à la peau plus claire désigné par le maître pour exercer un pouvoir sur ses pairs. Malheureusement, le personnage de Joël détourne l’attention de ce type de dynamiques. En effet, sa personnalité de coon c’est-à-dire l’adulte paresseux peureux et inculte, fait qu’il cumule tous les clichés négatifs possibles, ce qui entache la pertinence de la compréhension du fonctionnement de l’habitation que son expérience du XXIe siècle lui donne. Ses propos trouvent toujours une validation a posteriori, quand Régis, “l’intégré”, fait l’amère expérience de ce que Joël avait anticipé. Ainsi, sans faire le matraquage du colorisme que produit et alimente le système esclavagiste, le film y fait quand même allusion (de façon consciente ou inconsciente) en illustrant la différence de traitement entre Joël et Régis alors qu’ils ont officiellement tous les deux le statut d’esclave.

La lutte pour la liberté

Tous les personnages sont d’une relative simplicité. Chacun remplit sa fonction et ne dévie pas de sa personnalité. Le contexte XVIIIe siècle permet d’esquiver le discours autour du sentiment de malaise voire de culpabilité de l’oppresseur. Les personnages du curé (Franck de Lapersonne), du contremaître-en-chef (David Salles) et de M. Jourdain (Etienne Chicot) agissent en toute bonne foi puisque le système a été organisé en tant que tel. Le seul regard qui questionne leur comportement est celui de l’enfant Victor. Ainsi, chaque personnage adulte illustre une facette du racisme qui sont généralement considérées comme s’excluant mutuellement par ceux qui ne le subissent pas et ne se rendent pas compte de leur propre comportement. Répéter des réflexions dénigrantes et méprisantes sur les Noirs comme le curé qui n’a jamais mis un pied en Afrique. Exercer une violence physique et verbale envers un individu comme le contremaître-en-chef le fait par besoin de domination pour combler son propre complexe d’infériorité. Le racisme, c’est aussi un comportement paternaliste où on maintient et célèbre le système inégalitaire afin de conserver son privilège. Alors que Théophile de Tropiques amers correspondait à la représentation du maître cruel, violeur [insérez tous les adjectifs négatifs auxquels vous pouvez penser], M. Jourdain correspond à la représentation du “bon maître”, celui dont on met en avant la bonne nature pour minimiser son rôle dans le fait qu’il prend part au système qu’il ne remet pas en cause. S’il habitait au XXIe siècle, M. Jourdain serait l’une de ces innombrables personnes qui sont capables de ne voir aucune contradiction entre se penser comme une personne juste tout en déshumanisant et en refusant à d’autres êtres humains les droits fondamentaux. C’est pour cette raison que l’acquisition de la liberté ici est ambiguë.

Récompenser un personnage après avoir fait une bonne action est un recours narratif basique. Dans le contexte de l’esclavage, l’affranchissement comme récompense est plus délicat à manier parce que cela donne l’impression que la liberté n’est pas un droit, qu’elle s’octroie en fonction du bon vouloir d’une personne supérieure mais surtout cela donne l’impression que les esclaves ne se sont pas battus pour l’obtenir. Case Départ fait effectivement un clin d’oeil aux nèg’ marons, ces esclaves rebelles qui font partie de la réalité de l’époque, mais le film limite leur représentation à des hommes dangereux assoiffés de sang. Ainsi, même le fait que les personnages soient représentés  portant des masques et des peintures de guerre est tourné en dérision, car l’association entre l’apparence et les actions fait écho au mythe du sauvage au lieu de mettre en avant l’image de guerrier… Alors même si le papier de l’affranchissement était nécessaire pour être l’élément déclencheur de l’intrigue et qu’il s’agissait effectivement d’un moyen d’accéder à la liberté, était-il nécessaire parallèlement de casser au passage les figures symbolisant avant tout l’idée que les esclaves n’ont jamais été passifs pour retrouver leur liberté ? Néanmoins, malgré cette mise en scène qui reproduit une vision des esclaves complètement soumis comme dans l’affiche, le film met en lumière la filiation entre les Antillais noirs du XXIe siècle et les esclaves qui ont construit l’ identité antillaise.

L’identité antillaise

Le retour aux sources est aussi un recours narratif basique. Généralement, il s’illustre par rapport à la génération des parents voire des grands-parents. On pense souvent les Antillais noirs en tant que descendants d’esclaves acculturés et déracinés. On les pense rarement comme des individus dont la culture a résisté, malgré l’oppression. L’identité antillaise s’est construite à partir de la rencontre de ces cultures et traditions de pays d’Afrique différents et s’est développée, s’est transformée, a évolué de façon autonome sans perdre ce socle commun. Pour qu’il y ait transmission et continuité, il faut qu’il y ait des agents. Alors que Tropique amers a mis en avant la dissolution de la famille d’esclaves de diverses façons, Case Départ repose sur la création même d’une lignée dont Joël et Régis deviennent le maillon. Cette démarche s’apparente davantage à la perspective états-unienne à la Roots avec des histoires sur plusieurs générations où la famille incarne aussi bien les blessures que la résistance face à un système oppressif. En faisant de l’union de Rosalie (Stéfi Celma) et Isidore (Eriq Ebouaney) un enjeu, Case Départ souligne les racines des Antillais noirs du XXIe siècle. Le voyage dans le temps engendre le choc “culturel” entre XXIe siècle et XVIIIe siècle, mais il est précédé d’un voyage dans l’espace. Joël et Régis font partie des Antillais élevés et vivant dans la France hexagonale, donc le lien qu’ils ont avec l’île n’est pas le même que celui qu’entretiennent ceux qui y passent la majorité de leur vie. Cependant, au lieu de créer un discours sur la fracture entre les Antillais noirs d’ici et les Antillais noirs de là-bas, le film renoue le lien. Quand Joël et Régis retournent dans la France hexagonale du XXIe siècle, leur compréhension du présent est transformée parce qu’ils ont vu un passé, leur passé auxquels ils ne pensaient pas jusque là. Pour Joël, le message est quand même brouillé parce son personnage avait tellement de défauts que l’impact de l’expérience se résume au fait qu’il se trouve un boulot et obéit aux règles pour le garder… En revanche, l’impact sur Régis se traduit par une réaffirmation de la fierté de ses origines. Il a retiré ses lunettes colorblind et a pris conscience que les valeurs d’égalité et d’universalité auxquels il croit ne lui étaient pas appliquées dans les micro-agressions quotidiennes non seulement qu’il subit à cause de la couleur de sa peau mais qu’il reproduisait aussi lui-même avant.

A la lecture des différentes interviews que Fabrice Eboué et Thomas N’Gijol ont données avant et après le film, je doute qu’ils aient vu aussi loin quand ils écrivaient parce que certains enjeux de représentation aussi bien valables en 2011 qu’aujourd’hui n’ont pas été pris en compte et cela se voit dans la façon dont ils ont traité certains éléments, notamment la complexité du rapport à son identité antillaise quand on vit dans l’hexagone pour ce qui est du présent, l’attitude des esclaves pour ce qui est du passé. Dans Tropiques amers, les esclaves expliquaient que leur vie est en jeu à chaque seconde. Dans Case Départ, le focus sur les personnages venus du futur se fait en gardant les autres esclaves passifs. Ceci étant dit, Case Départ a le problème de toutes les oeuvres audiovisuelles sur l’esclavage aux Antilles. S’il y avait eu des oeuvres françaises sobres et poignantes sur le sujet, le film n’aurait peut-être pas été ce qu’il est dans les choix de représentation et n’aurait peut-être pas fait de polémique. L’humour (de mauvais goût) mis à part, le détail apporté à la contextualisation se perd si le spectateur n’a pas un minimum de connaissance sur le sujet pour décoder les situations qui sont à lire du point de vue du XXIe siècle. Comme Nèg’ Maron, le film fait le lien entre le passé et le présent sauf qu’il l’utilise d’un point de vue plus culturel qu’économique. En adoptant le point de vue des descendants des générations qui ont quitté les îles pour migrer vers l’hexagone, il rappelle (de façon consciente ou inconsciente) la raison de la présence des Antillais noirs dans la société française du XXIe siècle. Contrairement à Tropiques amers, il centre son propos sur la solidarité au sein d’une famille pour se construire et survivre.

La semaine prochaine, nous ferons un tour du côté de l’Amérique du Nord avec The Book of Negroes et Underground que nous analyserons par rapport aux mêmes thèmes que sont la liberté, la construction d’une identité individuelle et en tant que groupe. Et nous aborderons également le troisième élément, celui qui me tient le plus à coeur : la représentation des femmes.

Pour en savoir plus :
– les révoltes d’esclaves : une synthèse documentée et une chronologie.
Rafael Lucas, « Marronnage et marronnages », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 89 | 2002, mis en ligne le 01 octobre 2005, consulté le 10 mai 2016. URL : http://chrhc.revues.org/1527

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