Tropiques Amers, quelle représentation de l’esclavage aux Antilles ?

ndlr : cet article a été publié pour la première fois le 10 mai 2016 sur myinsaeng.com.

Disclaimer: les photos sont de Patrick Glaize. Elles sont toutes disponibles sur le site officiel du feuilleton.

Réalisé par Jean-Claude Barny et produit par Elizabeth Arnac pour Lizland Films, le feuilleton Tropiques Amers avait été célébré en 2007 comme la première saga française sur l’esclavage.

En sa qualité de “première oeuvre pour la télévision sur l’esclavage en France”, la difficulté était de mettre en scène l’horreur de l’esclavage sans (trop) heurter les sensibilités ni donner l’impression d’édulcorer la situation. A chacun de décider si le pari est réussi ou pas, mais j’ai choisi cette oeuvre comme exemple pour établir les enjeux de la représentation de l’esclavage qui s’articule généralement autour de trois éléments : l’exactitude historique, le lien à l’Afrique et le point de vue de la narration.

Une histoire commune mais deux mondes différents

Malgré les personnages fictifs, Tropiques Amers utilise des événements réels en toile de fond. Cette courte période d’une vingtaine d’années est riche en changements marquants dans l’histoire de l’esclavage aux Antilles : la première abolition par la Convention en 1794, la guerre avec les Anglais, le retour de l’esclavage avec l’arrivée de Napoléon au pouvoir en 1802. L’intrigue est montée de façon à faire un parallèle entre les réactions des Blancs et les réactions des Noirs. Ainsi, la vie de Théophile (Jean-Claude Adelin) est influencée par ces événements qui, à chaque fois, portent un coup/coût à sa fortune. Alors qu’il se démène pour maintenir sa prospérité, les esclaves rappellent sans arrêt dans leurs discussions que rien ne change pour eux. Peu importe ce qui se passe en France, ou même les soulèvements en Guadeloupe, leur priorité à eux est de survivre dans le quotidien. Tropiques Amers se démarque donc d’une représentation focalisée sur la lutte armée pour s’intéresser à la survie au jour le jour dans une résistance qui ne passe pas par les armes. Comme l’explique Amédée (Jean-Michel Martial) à François (Nicolas Herman) confronté pour la première fois à une vente d’esclaves (épisode 1), s’il ne s’enfuie pas, c’est parce qu’il sait qu’il sera brûlé vif si on le rattrape. Tout au long de la saga, François, le frère d’Olympe, fait le lien entre ces deux mondes. Voix minoritaire, il permet de contre-balancer le cynisme et la cruauté des maîtres. Ses actions pour aider les esclaves sont motivées par sa foi, une foi que ne partagent pas les frères de sa confrérie qui eux utilisent la religion pour donner des justifications à l’esclavage. Alors que les maîtres montrent avec fierté cette “obéissance” apparente qu’ils obtiennent par des menaces de mort, les personnages esclaves sont conscients de leur statut social à chaque instant. Au risque de faire une tautologie, le fait que les esclaves ne se révoltent pas ouvertement ne signifie pas qu’ils sont heureux de leur condition ou qu’ils seraient pour l’esclavage. Chacun rêve de liberté mais laquelle ?

De l’Afrique à l’île

C’était probablement une question de moyens, mais c’était certainement un parti pris de faire commencer l’histoire directement en Martinique même et non avec la capture des Noirs en terre africaine. Seul le générique évoque la traite négrière à travers des dessins, mais il n’y a pas de mise en scène physique en Afrique. Tropique Amers nous plonge donc directement dans ce qui se passe au bout de la traversée dans la séquence d’ouverture de l’épisode 1. Tout au long du feuilleton, l’océan symbolise à la fois la porte ouverte sur la mort ou sur la liberté. La filiation avec l’Afrique se fait en filigrane, notamment avec la mère d’Adèle qui dépérit et meurt dès le premier épisode. Son fantôme sert alors de fil conducteur pour ponctuer la déchéance de Théophile Bonaventure qu’elle hante. A défaut du discours, le lien avec l’Afrique passe par le visuel subtil, comme le rite funéraire ou les tenues des femmes esclaves. Celles d’Adèle (Fatou N’Diaye), quand elle devient la “cocotte officielle du maître” à partir du 3ème épisode, font l’association entre les deux cultures. Ses robes reflètent la mode européenne, mais la couleur vive des tissus s’accorde à celle de ses coiffes qui sont nouées d’une façon qui fait écho à la mode africaine… A la fois symbole de l’appartenance d’une classe sociale inférieure et de racines africaines portées fièrement, le headwrap, limité dans la représentation ici aux Noires, continue de lier son personnage aux autres femmes esclaves du feuilleton qui le portent également (avec des tissus plus neutres et de moins bonne qualité) sans pour autant préciser le rapport à une tradition africaine spécifique. Comme l’histoire se déroule plus vers la fin de la période de la traite négrière, la question peut effectivement être laissée de côté puisqu’il s’agit de la représentation d’un élément déjà entré dans les moeurs.

A part la mère d’Adèle, les esclaves du feuilleton n’envisagent pas la liberté par un retour en Afrique. Ils sont d’une génération qui n’a connu que les Antilles transformées en carrefour économique à la stabilité fragile, car ces îles changent de nationalité au gré des guerres et accords entre pays européens. Né en Jamaïque, Amédée a été vendu à l’âge de 12 ans. Sa présence en Martinique souligne la construction en cours d’une identité caribéenne spécifique aux Noirs de cette région qui s’est transformée parallèlement en carrefour culturel de divers pays d’Afrique. La soif de liberté que chaque personnage esclave exprime à un moment ou un autre concerne toujours une liberté factuelle sans envisager la vie qu’elle rend possible ailleurs que sur l’île. Même le personnage de Koyaba (Jacky Ido), qui fait partie des nouveaux esclaves, a beau continuer à porter son prénom, ou à appeler Adèle par un surnom africain, il ne nourrit pas pour autant le désir de retourner en Afrique. Son apprentissage du français et du créole commencé grâce à Adèle se complète en un temps de record au bout de 8 mois passés avec les marrons. Même s’il se distingue au combat pour la liberté de Saint-Domingue (Haïti), le retour en Afrique n’est pas la finalité de ses actions. Comme il le promet aux marrons dans l’épisode 1, il veut que les Noirs deviennent les “maîtres de ce pays-là” en parlant de la Martinique. D’ailleurs, son personnage incarne l’ambiguïté et la difficulté de représentation des esclaves par rapport à la langue. En effet, bien que le créole se soit adapté à l’évolution des langues officielles des îles en fonction du pays européen qui les contrôlait, c’est à cette époque qu’il se constitue en une base commune de communication de cette région. Question de raisons pratiques, il y a effectivement la difficulté d’écrire de longs dialogues en créole pour les scénaristes, la difficulté de les assimiler pour des acteurs (qu’ils sachent ou non parler créole à la base), mais surtout le fait que le téléspectateur lambda n’aime pas lire les sous-titres de toute façon quelque soit la langue autre que le français. Question culturelle, ne pas utiliser un langage académique irréprochable est prendre le risque de voir la parole du personnage décrédibiliser à cause des stéréotypes négatifs de représentation déjà existants. Entre la traite négrière toujours en cours et les descendants des premières générations d’esclaves,  la façon de parler des esclaves constitue donc un élément culturel important pour les définir en tant que groupe et montrer l’autonomie de communication qui se développe malgré les interdictions. Pourtant, tous les personnages esclaves de Tropiques amers s’exprimant à l’écran le font dans un français à la grammaire parfaite, avec un niveau de vocabulaire égal à celui des maîtres, même quand ils se parlent entre eux. Paradoxalement, les quelques expressions créoles à la “doudou mwen” glissées ici ou là et l’agacement d’Olympe et de Théophile de ne pas comprendre quand un personnage prononce une phrase courte en créole pour les maudire sont utilisés comme un “gage d’authenticité” mais renforcent d’autant l’impression d’une (re)mise en scène pour notre regard contemporain au détriment du point de vue de ce que ces dialogues auraient pu être à l’époque. Ainsi, le feuilleton ne fait pas de différence entre Koyaba qui harangue les marrons en français et Koyaba qui harangue les abolitionnistes en français. L’accent est mis sur son discours en laissant de côté la façon dont ce discours est prononcé et envers qui. Cependant, comme pour le headwrap, le feuilleton peut se permettre d’éluder la question de la langue pour les personnages esclaves nés aux Antilles, car les personnages esclaves principaux sont des esclaves domestiques. Leur contact direct avec les maîtres, le fait qu’Amédée sache lire et écrire peuvent justifier le français académique qu’ils emploient même entre eux sans passer réellement par le créole qui lui fait écho à leur identité désormais caribéenne. Le langage des personnages esclaves souligne  d’autant plus le fait que le feuilleton touche à peine au thème de l’existence d’une séparation voire d’une hiérarchisation entre esclaves domestiques (ceux qui travaillent en intérieur) et esclaves des champs (ceux qui travaillent à l’extérieur).

Un point de vue pour symboliser des vécus différents

Tout en évoquant brièvement la dureté du travail de ceux qui sont au champ (épisodes 1 et 2) ou quelques scènes tournées dans le quartier des esclaves, Tropiques amers s’intéresse essentiellement aux esclaves de maison. Leur représentation en tant que groupe passe par l’invisibilisation des autres esclaves de l’habitation. Même si Amédée avertit Adèle de ne pas se mettre les autres esclaves à dos parce qu’elle se laisse guider par la vengeance, il n’y a pas de scène où cela se voit directement. De même, Rosalie (Aïssatou Thiam) a beau avoir l’air d’être égoïste et individualiste, elle soutient tout le monde au péril de sa vie. De son côté, Adèle aussi protège les siens, même si elle fait semblant d’être indifférente. Ainsi, la mise en scène de cette solidarité entre eux avec Adèle au centre aurait pu créer un déséquilibre complet par rapport aux autres esclaves que le téléspectateur ne voit pas. Cependant, le personnage de Jacquier (Kevin Dust) permet de maintenir l’illusion d’un traitement égal entre tous les esclaves dans toute l’inégalité de la situation. Caraïbe, il est l’homme à tout faire de Théophile et est à la périphérie de l’intrigue. A défaut d’aider sincèrement les esclaves, il lui arrive de ne pas s’interposer dans les plans qu’il devine, notamment quand il est prêt à s’empoisonner en connaissance de cause mais Adèle, attendrie par l’enfance douloureuse qu’il lui a racontée, l’en empêche au dernier moment (épisode 2). Le fait qu’il soit le contre-maître diversifie la hiérarchisation au sein de l’habitation et, quand il est chargé de punir, cela empêche le recours narratif au mulâtre ou au Blanc exerçant une violence physique sur les autres Noirs. Au-delà de l’ambiguïté de ce personnage qui est entre les deux mondes, il rappelle que l’histoire des îles caribéennes ne commence pas à leur “découverte” au XVe. De plus,  le seul personnage métis (blanc + noir) étant un étranger ayant fait fortune, la saga a juste effleuré le thème délicat de la place de ces afro-descendants, et j’emploie bien le terme ici au masculin pluriel parce qu’il n’y a pas d’évocation des métisses (blanc/noir), dans une société esclavagiste. En effet, Théophile étant apparemment stérile, la question d’une différenciation entre esclaves à ce sujet ne se pose pas. Ce groupe d’esclaves domestiques crée une représentation interne pratique d’un point de vue narratif car cela lie toute l’intrigue aux maîtres, une représentation “rassurante” d’un point de vue idéologique car ces personnages esclaves ne sont pas dans la confrontation physique et sont punis quand ils osent, une représentation d’une homogénéité illusoire qui réduit les transformations culturelles et identitaires que provoque le système politico-économique inégalitaire à une simple question de lien maître blanc-esclave noir.

Je n’ai pas envie de spoiler plus que je ne l’ai déjà fait, donc je n’évoquerai pas en détail le dernier épisode dont le titre est “la dernière marche” à travers lequel se dessine une lutte qui passe désormais aussi par le combat des idées et des lois. Chaque personnage noir lié à Adèle, et Adèle elle-même, représente une façon différente d’accéder à la liberté : le marronage, l’affranchissement, le mariage. A l’instar de l’ultime séquence, c’est probablement l’épisode ayant le plus recours à la dramaturgie pour refléter les paradoxes et la complexité des relations entre tous les habitants des Antilles qui définissent leur identité par rapport à leur conception d’un espace géographique qu’ils se sont appropriés. Ceci étant dit, j’ai laissé de côté la représentation des Békés et leur rapport à la mère patrie parce que le feuilleton a traité le thème de façon secondaire. Théophile étant un colon qui pense d’abord à ses intérêts, son personnage bénéficie des privilèges de sa classe sociale tout en étant exclu pour plusieurs raisons. Il ne se voit pas comme un maillon du système et paye cher le fait de s’être mis à la marge du système puisque les autres colons le rejettent (pour plusieurs raisons) jusqu’au bout. De même, Tropiques amers peut être analysé aussi par rapport à la représentation des corps féminins. Les thèmes de la vie et de la mort se croisent dans la mise en scène de ces corps féminins alors que ceux des hommes sont plus dans la représentation de la souffrance, de la violence. En effet, Amédée est le seul personnage esclave masculin de l’habitation mis en avant, tous les autres personnages esclaves sont des femmes. Cela brouille le discours sur l’esclavage en tant que rapport de force et de pouvoir parce que la représentation avec des femmes met le curseur sur une dimension charnelle (avec tous les fantasmes problématiques que cela suscite) qui peut détourner l’attention de la violence psychologique et physique de la nature d’une telle relation. Parallèlement, les personnages femmes esclaves, étant coupés des esclaves hommes, cela empêche la représentation de la famille c’est-à-dire des individus qui s’inscrivent dans une structure qu’ils créent par eux-mêmes et dont le maître restera toujours extérieur, même s’il peut briser le lien en tuant ou en vendant un des membres de la famille. Ce sont ces éléments que nous examinerons plus en détail dans les prochains articles sur cette thématique.

 

 

Pour en savoir plus sur :

– la société martiniquaise de l’époque : Lionel Trani, La Martinique napoléonienne, 1802-1809. Entre ségrégation, esclavage et intégration, SPM, 2014, 420 p.
– le double symbole du headwrap pour les esclaves femmes aux Etats-Unis et dans la Caraïbe : Helen Bradley Griebel, The African American Woman’s Headwrap: Unwinding the Symbols ; Steven O. Buckridge, The Language of Dress: Resistance and Accommodation in Jamaica, 1760-1890, University of the West Indies Press, 2004, 270 p. ;
Beverly Chico, Hats and Headwear around the World: A Cultural Encyclopedia, ABC Clio, 2013, 531 p.
– les Caraïbes : Odile Gannier, Les derniers Indiens des Caraïbes : image, mythe et réalité, Ibis rouge, 2003, 516 p. et Gérard Lafleur, Les Caraïbes des Petites Antilles, Karthala, 1992, 270 p.

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