Cinéma et télévision, entre devoir de mémoire et de transmission

“Les programmes scolaires et les programmes de recherche en histoire et en sciences humaines accorderont à la traite négrière et à l’esclavage la place conséquente qu’ils méritent. La coopération qui permettra de mettre en articulation les archives écrites disponibles en Europe avec les sources orales et les connaissances archéologiques accumulées en Afrique, dans les Amériques, aux Caraïbes et dans tous les autres territoires ayant connu l’esclavage sera encouragée et favorisée.” (Art. 2 de la loi du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité.)

 

 

Enfant, j’étais contente d’avoir un jour férié en plus au mois de mai.

Adolescente, j’ai assisté à la construction du boulevard des Héros aux Abymes. Les mois qui ont précédé mon départ de l’île, j’ai eu l’occasion à plusieurs reprises d’aller au fort Delgrès. Cela fait quelques années que mon 27 mai est désormais un jour de travail normal, et plus le temps passe, plus je dois faire des efforts pour me souvenir de cette partie de l’histoire que j’avais l’illusion de croire acquise, qui resterait dans ma mémoire pour toujours. Récemment, j’ai eu un moment de panique quand je racontais une anecdote de lycée à ma petite soeur. Il m’a fallu quelques minutes pour retrouver le nom d’Ignace. Et j’ai dû googler pour être sûre de ne pas me tromper sur ce que je disais sur lui. C’est là que je me suis rendue compte à quel point il était facile d’oublier. Je ne sais pas comment se quantifie “une place conséquente” dans l’enseignement de la traite négrière et de l’esclavage. Par contre, je vois bien que ma petite soeur n’aurait absolument rien connu de ce que j’ai appris si je n’avais pas vécu sur place. Se retrouver à l’université avec des étudiants qui situent la Guadeloupe et la Martinique du côté de la Réunion, ne savent pas où se situe la Guyane, j’ai connu. Être obligée de justifier sa présence, j’ai connu aussi. C’est peut-être naïf de ma part, mais je suis convaincue que le cinéma et la télévision ont pleinement un rôle à jouer pour aider à comprendre ce passé dont notre monde contemporain découle.

J’ai tenu à écrire ce dossier sur la représentation de l’esclavage dans l’audiovisuel français parce que j’ai l’impression que les discussions entre francophones concernent toujours la représentation qui est faite aux Etats-Unis. En revanche, le regard critique sur ce qui s’est déjà fait en France n’a pas l’air de déclencher les passions, alors que cela devrait être l’inverse ? Le docufiction Bois d’ébène a été encensé par la critique avant sa diffusion le 10 mai 2016 sur France 2. Pendant la diffusion, il y a eu des live tweet de feu bien ciblés sur les choix narratifs problématiques avec des Africains toujours soumis, qui sont comme des objets, ne vivent pas, ne parlent pas…

(à dérouler)

Shah Jamsheed@YungJamsheed

C QUOI CE FILM #BoisdEbene? + de 1h de film pas un noir n'a aligné plus de 2 lignes de textes ? Les blancs ont des monologues suprémacistes

19

10:08 PM - May 10, 2016

Twitter Ads info and privacy

21 people are talking about this

//platform.twitter.com/widgets.js

Je n’ai vu quasiment aucune réaction sur la représentation des Antillais (à moins que j’ai loupé le passage, mais on ne dit même pas le nom des îles concernées), et j’ai dû voir passer un ou deux articles pour dénoncer ce téléfilm le lendemain, mais c’est tout ? Bois d’ébène est problématique à plusieurs niveaux, d’autant plus qu’il marque un recul dans le paradigme français. Contrairement à Roots qui s’étale sur un siècle, toutes les oeuvres françaises que j’ai analysées ont pour point commun de se dérouler à des périodes relativement proches de changements politiques au niveau national. Sur trois siècles de traite négrière et d’esclavage légalisés, elles s’intéressent donc davantage à la fin de l’esclavage légalisé voire à un après “éloigné”. La Martinique et la Guadeloupe (sans ses dépendances) sont les deux îles antillaises francophones le plus souvent représentées, avec une prépondérance pour la première quand il s’agit de mettre en avant une romance et une prépondérance pour la seconde quand il s’agit de mettre en avant une lutte armée. Le discours visuel français n’inclut pas des moments-clé comme l’installation du système politico-économique sur ces îles (sans compter qu’il faudrait parler aussi des populations qui habitaient là avant l’arrivée des colons). Cependant, et ce même dans Case Départ qui évoque les marrons, si la représentation française offerte jusque là n’a peut-être pas eu l’impact d’un [“What’s your name?] “Kunta Kinté (coup de fouet) my name is Toby” à la Roots ou d’un “give us free” dans Amistad, elle proposait quand même le pendant guerrier et combatif à l’image d’un esclave qui ne se révolte pas (et j’insiste, ne pas se révolter =/= soumis). Bois d’ébène a pallié le manque par rapport à l’absence de la mise en scène de la traite négrière… en rejetant la responsabilité sur les Africains et en occultant complètement la question des afro-descendants qui vivaient déjà sur l’île.

Comme le soulignait déjà l’historien Frédéric Régent en 2009, le fait de n’évoquer l’esclavage que par rapport à quelques faits précis sans parler de ce qui se passe aux XVe, XVIe, XVIIe siècle ou après l’abolition de l’esclavage en 1848 empêche d’avoir une vision d’ensemble des dynamiques sur lesquelles s’organisaient cette zone géographique ni de voir une continuité jusqu’à notre période contemporaine. Dès lors, on peut comprendre que les représentations audiovisuelles françaises restent bloquées sur la période fin XVIIIe siècle – début XIXe siècle qui se contentent de débattre de la culpabilité des uns et des autres sans s’intéresser aux destins des individus. Parallèlement, il n’est jamais proposé une articulation entre le lien à l’Afrique c’est-à-dire la traite négrière et le lien à la Caraïbe c’est-à-dire les descendants des esclaves qui ont fini par s’approprier l’espace et à se (re)construire une identité qui ne nie pas les origines africaines mais exprime forcément une différence, au même titre que l’identité des afro-descendants du Brésil, de Jamaïque, de Cuba ou des Etats-Unis qui ont vécu un parcours similaire. C’est pour cette raison que je souhaitais évoquer la telenovela Les couleurs de la liberté qui se confronte à la mise en scène du racisme dans le Brésil du début du XXème siècle où les anciens esclaves et leurs descendants qui, sans oublier leurs traditions qui ont évolué avec le temps, doivent trouver leur place dans une société qui ne les considère pas comme des êtres humains. Transposer ces thématiques dans les Antilles francophones de 1848 est possible, mais le projet recevrait-il l’approbation en gardant ce ton ? Imaginez l’innovation que cela serait pour le paradigme français…

En juillet 2015, a été inauguré en Guadeloupe le Mémorial ACTe, Centre caribéen d’expressions et de mémoire de la traite et de l’esclavage. “L’enjeu majeur du mémorial de la traite négrière et de l’esclavage est de donner naissance à un espace régional dédié à la mémoire, l’information, la connaissance et à la recherche historique, à destination de la population, des touristes, des étudiants et des chercheurs.

Je sais qu’il y a une polémique sur le contenu des expositions, ce qui rappelle le caractère encore hautement politique du récit de l’esclavage dans l’histoire française et à quel point il ne s’agit pas juste d’un devoir de mémoire. Il y a la nécessité d’un devoir de transmission, de donner un visage aux héros connus et anonymes qui se sont battus pour leur liberté, de ne pas oublier cette histoire commune pendant qu’elle est encore récente. J’ai axé mon dossier sur les Antilles et les Etats-Unis, mais cet effort de transmission concerne tout le monde pour que les non-concernés sachent et que les concernés eux-mêmes soient conscients des similitudes et des différences des histoires plurielles avec la Guyane et les îles de l’Océan Indien. Des films/documentaires ont déjà été tournés sur l’île de la Réunion. Je n’ai aucune idée de l’exactitude historique qu’ils offrent, mais les enjeux de la représentation restent les mêmes : représenter les révoltes ou représenter les esclaves dans la résistance du quotidien ? adopter le point de vue des maîtres blancs ou des esclaves noirs ? Adopter le point de vue de la France en tant que métropole ou le point de vue des habitants de l’île ? Faire un lien avec l’Afrique ou pas ? Vous avez Les mariés de l’isle Bourbon (2006) d’Euzhan Palcy, Élie ou les forges de la Liberté (2011) et Mme Desbassayns : mythe et réalité d’une icône de l’esclavage (2014) de William Caly, l’affaire Furcy de Serge Elissalde (déjà promu dans le circuit des festivals en 2015 mais qui ne devrait sortir que fin 2017-début 2018).

La télévision et le cinéma pourraient être de formidables moyens pour donner ces références communes dont l’imaginaire collectif se nourrit pour se construire… A condition, bien sûr, de proposer une représentation qui ne manipule pas les faits pour ménager certaines sensibilités. Plus de 300 ans d’histoire où de multiples cultures se côtoient dans une zone géographique restreinte, un système organisé sur des millions de gens soit tout autant d’intrigues possibles. Vu l’utilisation de la référence de Solitude dans Bois d’ébène, je me dis qu’il est plus que nécessaire et grand temps de créer des oeuvres audiovisuelles prenant le point de vue féminin, s’intéressant aux mécanismes que les esclaves ont mis en place pour maintenir les liens familiaux envers et contre tout, célébrant la résistance sans laquelle les descendants d’aujourd’hui n’existeraient pas, donnant à voir concrètement les transformations après 1848… Et je ne parle que de l’outremer. Qu’en est-il de ces Noirs, pas nécessairement esclaves d’ailleurs, qui vivent en France hexagonale avant, pendant et après le Siècle des Lumières ? Ces Noirs du XIXe siècle comme le médecin Pierre Adélaïde débarquant en Charente dans le téléfilm L’Homme venu d’ailleurs (2004) ou ces Noirs Parisiens aperçus brièvement dans le film Chocolat (2016) de Roschdy Zem ? De ces José (Rue Case-Nègre; 1983), de ces Rose (Rose et le soldat ; 2016) du de la première moitié du XXe siècle ? De ces jeunes comme dans le Gang des Antillais (à venir) qui ont quitté l’île dans les années 1960 avec le BUMIDOM ?

Télévision ou cinéma, la question de l’esclavage légalisé et de sa représentation est loin d’être épuisée et y réfléchir reste d’actualité dans les sociétés du XXIe siècle.


ndlr : cet article a été publié pour la première fois le 27 mai 2016 sur myinsaeng.com.

Dossier 1Sunny Lady