Rose et le soldat ou la nécessité de contextualisation

Ndlr : cet article a été publié pour la première fois le 27 mai 2016 sur myinsaeng.com.

Nouvelle réalisation de Jean-Claude Barny, le téléfilm Rose et le soldat  a été diffusé sur France 2 le 20 avril et se place en pionnier sur le thème de la représentation des Antilles lors de la Seconde guerre mondiale soit moins d’un siècle après l’abolition de l’esclavage.

Le manque de références historiques culturelles communes pour parler des Antilles à la télévision française constitue le principal obstacle dès que l’histoire se situe après le XIXe siècle. Quand je dis références communes, je parle bien de références propres à l’histoire des Antilles mais qui seraient enseignées et intégrées dans l’histoire française dans sa globalité. Sans ce cadre, il est impossible de prendre pleinement conscience de la valeur d’un film (ou d’un roman) sur ces questions historiques. Surtout si le film (ou roman) est le premier à aborder le thème mais ne donne pas assez d’explications pour se rendre compte des enjeux.

De l’organisation de la Résistance aux Antilles sous le régime de Vichy à la vie du quotidien de l’époque avec le rationnement, la contrebande, Rose et le soldat met en lumière une période de l’histoire française sous un angle différent de celui proposé généralement qui se focalise sur l’Europe pour parler de cette époque. Cependant, la richesse des thèmes donne d’autant plus l’impression qu’ils ont finalement été (trop) simplifiés. Institutrice obligée d’abandonner son poste parce que Vichy considère que la place des femmes est à la maison pour faire et s’occuper des enfants, Rose décide d’entrer dans la dissidence alors qu’elle tombe amoureuse d’un haut gradé de la Marine, ce qui ne l’empêche pas de rester fidèle à ses convictions jusqu’au bout.

L’histoire d’amour est juste un prétexte pour développer cette fiction s’inspirant de faits réels. Néanmoins, les contradictions dans la représentation du personnage de Rose détournent l’attention du véritable sujet plutôt que de le soutenir parce que les connaissances du téléspectateur lambda ne sont pas suffisamment larges pour pallier le manque des références.

Rose, la résistante

Existait-il un réseau, voire plusieurs réseaux, de Résistance sur l’île ? Comment s’organisait concrètement la dissidence avec les autres îles de la Caraïbe ? Comment s’organisait la Résistance en Martinique même ? Paradoxalement, les actions de Rose soulèvent toutes ces questions mais n’y apportent pas de réponse. Son personnage a l’air d’évoluer en électron libre, sans donner l’impression d’être d’une réelle utilité pour la Cause. Sans faire partie d’un réseau, elle écrit des tracts, pose des affiches, mais qu’en est-il des autres résistants locaux qui font la même chose ? Elle aurait très bien pu être rejetée par ces réseaux parce que femme, parce qu’institutrice formée par l’école de la République, parce que X raisons et elle décide de poursuivre le combat de son côté malgré tout, sauf que le scénario ne nous ne le dit pas. Alors effectivement, il y a la scène où Denise et elle posent des affiches puis se font poursuivre par des marins et une femme leur ouvre sa porte pour les cacher. La façon dont la scène est coupée donne l’impression qu’elle était plus longue, mais peu importe. C’est le seul moment de ces 90 minutes où Rose mène une action par elle-même pour la Cause et reçoit une aide extérieure. Tout ce qui aurait pu relier son personnage au monde des dissidents a été confié aux personnages masculins : Siméon son frère, son père de coeur Hippolyte, Augustin… Même la fuite de Siméon est organisée par le Capitaine et non par elle. D’un point de vue strictement narratif, Rose est laissée à la périphérie des actions importantes.

Rose, la femme

Sous couvert de verbaliser les grands idéaux universels, Rose ne dit absolument rien de ce qu’était sa vie dans la France pré-Vichy c’est-à-dire celle d’une Martiniquaise, vraisemblablement métissée, née dans une période de crise économique mondiale au début des années 1920. Quand Rose rappelle que son arrière-grand-mère était esclave ou Octave, son père biologique, dit “nous sommes condamnés à vivre ensemble sur cette île, nous et tous ceux qui nous ont amenés sur cette île, c’est notre malédiction, sa pé kéy janmè fini”, une esquisse de la complexité des rapports dans la société antillaise post-abolition de 1848 est faite mais sans donner de réelles précisions pour contextualiser l’histoire. Rose imagine Vichy capable de rétablir l’esclavage, mais quel système lui a été substitué ? Qui travaille sur les plantations à cette époque et dans quelles conditions ? L’unique scène qui en parle est avec le patron béké suggérant d’instaurer le travail obligatoire parce qu’il n’arrive pas à forcer les Noirs à travailler. Au passage, rappelons que l’adaptation du roman Rue Case-Nègre réalisée par Euzhan Palcy décrit justement les difficultés de la vie des “ouvriers agricoles” martiniquais du début des années 1930 et n’oublions pas que les descendants d’esclaves venus d’Afrique ne sont plus les seuls personnes travaillant dans les champs de cannes à sucre.

De même, bien que la structure familiale de Rose porte le poids du passé esclavagiste, le peu de contextualisation ne permet pas de saisir complètement le choix des parents. Où est la famille officielle d’Octave ? Pourquoi n’a-t-il pas choisi la mère de Rose ? Le cercle amical de Rose est restreint. Par le biais de sa meilleure amie, une Guadeloupéenne, les infos sur ce qui se passe à quelques kilomètres permet de rappeler le lien entre les deux îles, mais le scénario ne s’intéresse jamais à Rose et Denise par rapport à leur statut de femme noire aux Antilles puis d’institutrices c’est-à-dire de femmes qui travaillent et sont complètement indépendantes des hommes. En 1942, à un moment où les Françaises n’ont pas encore le droit de vote, les personnages de Rose et de Denise sont-ils ordinaires ou extraordinaires dans le contexte antillais ? Le film les laisse dans un entre-soi exclusif sans les faire interagir avec d’autres Antillais.e.s qui questionneraient leur statut pour dresser un tableau riche en couleurs de la société antillaise.

Enfin, le choix narratif de proposer un énième exemple du couple mixte (femme noire et homme blanc parce que les couples entre Noirs n’ont pas d’attrait pour la représentation à la française) qui, ici, connaît le “ils ne vécurent pas heureux mais ont au moins un enfant” n’interroge jamais la complexité de ce type de relation. Les personnages blancs de la Marine ont quelques réflexions racistes au sujet de Rose. Le Capitaine ne conteste pas et ses actions pour aider celle qu’il aime ne signifient pas qu’il arrête de soutenir l’existence de tout le système qui régit la Martinique. De son côté, Rose accepte avec une facilité déconcertante le fait d’être enceinte alors qu’elle s’insurgeait contre Vichy qui ne donne aux femmes que le rôle de mère au début du film. Elle n’exprime aucune mais vraiment aucune inquiétude sur le fait d’élever son bébé (métis) seule dans une Martinique post-régime de Vichy… On dira que c’est l’insouciance de la jeunesse ou la magie de la fiction ?

Conclusion

Le premier et le dernier plan résument le paradoxe de l’intrigue pour moi. Rose et le soldat. Nous avons le prénom féminin et un militaire inconnu. Pourtant, Rose n’est pas au coeur de l’action. Son prénom a beau être dans le titre mais l’histoire commence sur un événement militaire et s’achève sur un dissident. En plus, le fait que Rose fasse la voix-off du dernier plan pour célébrer la mémoire de ces résistants renforce l’invisibilisation des femmes noires dans le combat en les faisant elles-mêmes s’effacer.

Ceci étant dit, vu le paysage audiovisuel français, la difficulté de trouver des financements pour produire et le fait que le film soit passé en prime time sur France 2 et non sur France Ô font que Rose et le soldat joue quand même un rôle dans les efforts pour mettre en lumière cette partie oubliée de l’Histoire française. D’habitude, je suis plus pro-TV que pro-cinéma, mais d’un point de vue strictement narratif et si le financement était acquis, une production ciné (indépendant) serait peut-être plus adaptée pour traiter le sujet en profondeur. J’espère que d’autres créateurs s’y essaieront parce que ce bref aperçu a montré certaines pistes passionnantes à explorer et tellement d’histoires à raconter.

 

Pour en savoir plus :
– sur les dissidents antillais : le film documentaire d’Euzhan Palcy, Parcours de dissidents, JMJ Productions, 2005 et Julien Toureille, « La dissidence dans les Antilles françaises : une mémoire à préserver (1945-2011) », Revue historique des armées [En ligne], 270 | 2013, mis en ligne le 13 juin 2013, consulté le 05 mai 2016. URL : http://rha.revues.org/7644 (qui liste quelques ouvrages sur le sujet)

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