#streamcaribbean "Où Les Garçons Grandissent" de Jewel Usain
Je sais que ça peut paraître surprenant que j'intègre un album de rap français dans mon année musicale 2023, mais je trouve important de rappeler que nos origines ne nous enferment pas dans un genre musical spécifique. Nous avons aussi des artistes à écouter dans la diaspora de Guadeloupe et Martinique, des expériences de vie à connaître. Tout comme "On Son Baw" de Nerka est une ode à la masculinité vulnérable ou "GWADLÒV (PÉYI AN MWEN)" de Mano D'iShango est une ode à l'identité guadeloupéenne, je vois "Où Les Garçons Grandissent" comme le genre de chef-d'œuvre qui peut ouvrir des discussions sur qui nous sommes pour nous aider à trouver notre propre définition du bonheur.
J’ai découvert Jewel Usain en live début 2018. Il faisait une première partie. J’étais à côté d’un trio de jeunes qui étaient FANS. Ils annonçaient les titres avant même que Jewel commence à chanter, ils faisaient le karaoké même sur un single qui venait de sortir et ils sont partis à la fin du set parce qu’ils n'avaient fait le déplacement que pour lui. Je vous raconte ça parce qu’on est 7 ans plus tard et je me souviens encore de l'expression de joie pure de ces jeunes…
Je me devais de comprendre ce qui avait déclenché un tel engouement donc j’ai commencé à chercher des infos sur Jewel. Plus que les instrus ou ses clips-vidéos, c'est vraiment sa plume qui m’a séduite. Ses métaphores jouaient avec des références cinéphiles et pop culture pour décrire une réalité crue. Si je n'avais aucun problème à applaudir les punchline, les singles qu’il proposait à cette époque ne me parlaient pas… Avec le recul, je pense qu’il était dans une phase expérimentale ou de transition dans son développement artistique, d’où mon impression de décalage entre le fond et la structure des singles qu’il sortait. Je n'étais pas le public cible.
Les années passent. Nous voilà en 2023 et c'est une agréable surprise de le retrouver en featuring sur “RAF” de Rachelle Allison… Un duo où point de vue masculin et point de vue féminin s'affrontent pour chanter sexualité et intimité avec maturité ? Je suis le public cible donc j'accroche mais je constate que son flow sonne différemment. Tout en restant dans la tendance de ce qui fonctionne depuis quelques années, sa voix a désormais ce grain que j'appelle la fêlure de la vulnérabilité. C'est cette tension dans la voix d’ un artiste qui a vaincu des épreuves et n’a pas peur de le montrer. Pour moi, c'est le niveau ultime de l'authenticité… Sans connaître son âge exact, je ne m’attendais pas à ce quelqu’un d’aussi jeune ait déjà cette fêlure.
J’avais donc hâte d'entendre un projet inédit. Et au lieu d’un single, il s'agit de son premier album studio “Où les garçons grandissent”... Pochette poétique. Un titre qui évoque le thème du temps qui passe… Et un format album de plus de 45 minutes comme dans les années 90. J’étais dans de bonnes dispositions.
Au début, j’étais intriguée. Je m'attendais à de l’egotrip ou à un journal de bord sur une période de sa vie, un regard sur les masculinités noires… Mais la tracklist était tellement bien construite que je me suis retrouvée embarquée dans une histoire. Musicalement, je n'ai pas la prétention d'avoir un avis éclairé. Pour moi, il y a une vibe hybride entre le jazz et la soul qui rappelle le rap East Coast des années 90 - début des années 2000 (genre les productions de Bad Boys Records ou G-Unit) mais les arrangements sont contemporains comme ce qui fonctionne en ce moment. Vous pouvez me contredire sur ce point. En tout cas, les pistes s'enchaînent avec une telle fluidité que j’ai écouté plusieurs fois l'album sans sauter une chanson ou faire un repeat. Il pourrait sortir une version instrumentale que je pourrais l’écouter sans aucun problème.
En terme d’écriture, la thématique de l’underdog qui veut atteindre le sommet sert de fil conducteur. Non seulement le style de Jewel n’a pas changé mais il a réussi à le développer de façon sophistiquée. Sa façon de raconter décuple son art de la métaphore sur les désillusions et les espoirs d’un jeune homme en quête de son Eléanore. Cette référence à “Gone 60 seconds” sert de porte d'entrée dans un univers onirique où le “je” est en quête de qui il est, de qui il veut devenir pour ensuite s'interroger sur qui il a été. Les punchlines se glissent dans les paroles, flirtent avec les pauses et les silences.
Ma piste coup de cœur est “Incapable” qui est le point central de la 2ème partie de l’album. Pour reprendre les mots de Jewel, “instru chill mais vérité implacable”. Mon amour des cuivres n'est pas un secret, mais les solos de trompette de Béeseau pour accompagner des paroles sur le thème de faire famille ? C'est exactement ce qui me parle et c'est intéressant d'entendre une vision sans artifice qui montre les doutes, les larmes, l'envie d'aimer et d'être aimé, la peur de l’erreur, le besoin de connexion à l’autre… À notre époque où je suis fatiguée d'entendre parler d’énergie masculine/féminine, d'une pseudo-guerre des sexes, c'est rassurant d'entendre un homme parler simplement des responsabilités de la vie d'adulte. Spoiler alert: la vie d'adulte commence vraiment quand on se rend compte que “le monstre du placard" est ce qu’on veut profondément mais qui nous terrorise. Certains d’entre nous l’esquivent, d'autres l’affrontent, mais le personnage de “Où les garçons grandissent” en est encore à l’étape de prise de conscience que sa vie n'est peut-être pas ce qui lui correspond. Après les illusions du vingtenaire qui court après l'argent, après les doutes du trentenaire qui s'interroge sur sa vision du bonheur… À celui/celle qui écoute d'imaginer la fin.
C’est une histoire personnelle et universelle à la fois. L'esthétique sonore de l’album se retrouve dans l'esthétique des vidéos réalisées par Kidhao. Cette complicité artistique donne une cohérence à leur collaboration qui documente l’évolution de Jewel Usain depuis une dizaine d'années.
Je me rappelle du petit gars avec son bonnet, le regard rivé au sol et qui faisait des vannes entre deux chansons pour se déstresser. Tu sentais son envie de bien faire tout en cherchant la bonne direction. Je vois désormais un homme couronné d’un afro, le regard digne, qui s’épanouit dans sa zone d'inconfort. J'entends un conteur dont l’art oratoire paraît sans limite. Je devrai attendre pour le voir sur une scène parisienne parce que le public est au rendez-vous pour le faire jouer à guichets fermés… Mais je suis toujours reconnaissante de trouver des œuvres culturelles qui touchent ma sensibilité, me font réfléchir à qui je suis et à ce que je veux. Et si tu m'avais dit que ça arriverait avec un album de rap français ? C'est la magie de la musique…