Ce zouk dont on ne nous parle pas
Quand j'ai commencé à réécouter du zouk en 2015/2016, Lorenz, Dasha, Nesly, Yoan, Axel Tony, Lycinaïs Jean, Antonny Drew, (* chuchote * tu sais qui c'est, c'est) Stony ou encore Stacy, Maurane Voyer faisaient partie des artistes de ma génération ou légèrement plus jeunes en tête de nos classements musicaux mais que je connaissais à peine. Cinq ans plus tard, je reconnais leur voix dans n'importe quelle chanson, je fredonne même leurs tubes d'il y a 10 ans… Mais ce sont Aya Nakamura, Dadju ou TayC qui sont en tête de nos charts inondés de "pop urbaine".
Pause. Je rappelle que vous êtes sur Karukerament. Tout est écrit de mon point de vue de femme noire afrocaribéenne qui s'est construite en Guadeloupe et tente de se dé+reconstruire dans l'hexagone. Quand je dis "nous", "nos", je parle du point de vue des personnes de Guadeloupe et, par extension, de Martinique/Guyane et de la Caraïbe dans son ensemble. Je ne prends le point de vue de personne d'autre. Lecture.
Les artistes de pop urbaine apportent leur contribution non négligeable à l’industrie musicale française. Et cela fait deux ans que deux types de discours s'affrontent : le zouk est mort vs. le zouk est partout, sous d'autres formes, fait par d'autres cultures. Depuis un an, les médias traditionnels et digitaux en font un sujet tendance pour nous expliquer en quoi le zouk n'aurait rien d'original car s'inspirant de tel ou tel tube R&B US, en quoi le zouk n'est pas pris au sérieux en France, en quoi les Antillais sont mauvais en marketing et n'ont pas su faire du zouk un business rentable pour eux-mêmes, en quoi d'autres cultures célèbrent et font vivre le zouk mieux que nous… Franchement, je suis fatiguée.
Fatiguée d'entendre toujours les mêmes critiques limite condescendantes venues de l'extérieur. Fatiguée que des non-Antillais, sous prétexte d'avoir grandi en écoutant du zouk, proposent des analyses partiellement justes (ou fausses, ça dépend de votre point de vue). Fatiguée que personne (médias, artistes et passionnés de zouk lambda) ne remette en cause ces propos. Fatiguée que leurs voix soient plus entendues que les nôtres pour parler de nous. Fatiguée de voir des débats inutiles (il aurait fallu faire ci, il aurait fallu faire ça) nous détourner du vrai sujet.
40 ans de zouk… Et ce n’est qu’un début
Voilà le constat. Les artistes (zouk) Antillais galèrent dans une industrie française qui carbure aux genres musicaux qu'ils maîtrisent. On peut discuter de comment "les Antillais ont perdu la bataille du branding sur le zouk", mais où sont les discussions sur comment faire changer les choses ? Les analyses restent généralement d'un point de vue occidental influencé par les Nord-Américains, par rapport à une époque où la réussite ultime était d'être signé en major. On est en 2021 ! Ce temps est révolu depuis au moins 15 ans. Il faut tourner la page et se concentrer sur les innovations dans les modèles de business.
Oui parce que c'est exactement ce qui est en train de se passer. La Caraïbe continue d’innover en matière de business model. Le succès de BTS et de nombreux aspects de l’industrie K-Pop peuvent être placés en miroir face au succès précurseur de Kassav’ et l’explosion de la scène dancehall soutenue par l’arrivée d’Internet dans le mode de consommation de la musique chez les jeunes. Bien que les médias laissent de côté nos réussites au niveau local quand ils font un récapitulatif du paysage musical français, les trajectoires de nos artistes reflètent le potentiel de nos business models. Notez l'utilisation du pluriel. Cela va de la signature chez des majors traditionnels à l’autoproduction en passant par la création de labels indépendants. Et si ces petits labels se mettaient en réseau dans toute la Caraïbe pour mettre leurs ressources en commun et développer la scène musicale régionale ? #streamcaribbean
Le zouk est déjà une pop music internationale du 21ème siècle. J’explique pourquoi dans le hors-série 1 du podcast. Je sais que je ne suis pas la première à le penser ni la seule à le dire, mais bien sûr, ce n'est pas présenté de cette façon parce que je base mes analyses sur l’industrie K-pop que j’ai étudié en long et en large pendant plus de 10 ans (c’est-à-dire bien avant “Gangnam Style” et BTS pour resituer brièvement). Au final, peu importe nos raisons pour affirmer que nous pouvons faire fructifier notre zouk nous-mêmes, les avis divergent quand il s'agit d’établir des stratégies concrètes pour capitaliser sur notre zouk. Je me répète à chaque fois, mais ce n'est plus une question de qualité artistique à ce stade, c'est une question d'accessibilité. Et non, je ne parle pas du fait de pouvoir streamer via Spotify dans la Caraïbe. En soi, évoquer Spotify sans évoquer le fonctionnement "chaotique" de son algorithme… honnêtement, je ne comprends pas. Encore un sujet dont les médias devraient parler mais ne le font pas.
Accessibilité pour que le passionné aussi bien que l’auditeur occasionnel apprenne l’histoire des artistes, de leurs chansons, de leur processus créatif pour lui donner envie de consommer, pour le fidéliser. Donc oui, le branding du zouk est à travailler mais pour moi, faire un branding pour plaire à un public français non-antillais n’est pas du tout une priorité. Même en faisant de la "pop urbaine", même en étant signés sur des labels nationaux, même en chantant en français, nos artistes n'ont pas la même stabilité que les autres qui font exactement la même musique. Pardon. Dire que ces artistes font la même musique, c’est exagéré. Ils font une musique qui correspond à leur expérience de notre musique. Leur expérience n'est pas notre expérience et ne le sera jamais. C'est pour cette raison que j'espère qu'ils vont continuer à fonctionner parce qu'ils prouvent bien que nos créations ont de la valeur. Nous, il nous faut un rebranding valorisant notre zouk créé sur ces 15 dernières années.
En quoi est-ce productif de se contenter de dire “le zouk antillais est nul. Il n’y a que le zouk de Kassav’ qui mérite le respect”? Je veux dire qu'il faut aussi bien célébrer ce qui a été accompli que proposer des critiques constructives sur ces quinze dernières années. Il y a plein de sujets comme la question des collaborations, des reprises, des représentations sociales dans les paroles, des clips, les innovations musicales, le regard sur le zouk du 20ème siècle dont nous devons discuter pour stimuler la création artistique à notre propre niveau. Les médias doivent arrêter de présenter le zouk comme la musique fast-food faite par défaut pour sauver une carrière ou qui amuse le public hexagonal le temps d’un été et le présenter comme un genre musical riche que des artistes font par passion depuis 40 ans… Il y en a, donnez-leur la parole. Je suis sûre que les producteurs et DJ antillais/guyanais en activité peuvent apporter un éclairage sur ce qui n’a pas fonctionné, sur ce qui a fonctionné et surtout sur ce qui pourrait fonctionner. Nous avons besoin d’analyses sur notre qualité d'innovation actuelle car oui, nous continuons de redéfinir notre zouk. Les recherches universitaires existent depuis au moins la fin des années 80 et pas uniquement en France. Le fait que les médias soient incapables de vulgariser ces informations basiques pour nuancer les expériences personnelles des artistes de l'industrie contribue à perpétuer cette lecture confuse et biaisée de notre histoire musicale. Autre débat pour un autre jour.
Zouk et créole pop
Avec “Un Toque Latino” sorti en 1998, Kassav’ avait déjà indiqué une direction possible pour développer le zouk. Aujourd'hui, nous sommes dans ce qu'on peut appeler pour le moment la phase expérimentale d'un zouk caribéen qu’on peut inscrire dans ce que les artistes appellent “créole pop”. Personnellement, je préfère dire “Kréyòl pop”, mais c’est du détail. Si les médias avaient diffusé ce terme en circulation depuis au moins les années 2000 (il me semble), la question sur l'invisibilisation du mot “zouk” n’aurait pas de raison d’être et on se concentrerait sur le vrai problème qui est l'invisibilisation des artistes Antillais. Mais ça aussi, autre débat pour un autre jour.
Joël Jacoulet a formalisé sa vision de “créole pop” avec l’album éponyme sorti en 2018. Il fait la jonction entre genres musicaux, entre langues et différentes générations d’artistes. Je me rappelle le coup de coeur littéral la première fois où j’ai entendu “Lapli Pé Tonbé” interprété par Jocelyne Béroard. A chaque fois que j’entendais ce titre à la radio, j’arrêtais ce que je faisais et fermais les yeux pour prendre le temps d’apprécier les vibrations. Ainsi, certains continuent donc à vouloir sublimer la formule hybride de nos musiques. Les artistes de ma génération font leur propres expérimentations zouk en s’ouvrant à d’autres cultures musicales caribéennes depuis une dizaine d'années.
J'irais même jusqu'à dire que c'est fascinant de voir les similitudes entre l'environnement du zouk caribéen qui émerge et l'environnement dans lequel la musique de Kassav’ a émergé. Par exemple, l’influence du konpa/gouyad aujourd’hui, comme les groupes de konpa des années 60. C'est un cycle que Gérald Désert a analysé dans sa Génèse et représentations sociales d’une musique populaire (2018). Pour schématiser, disons que nous recevons l'influence des musiques extérieures jusqu'à saturation. Cette saturation dans un contexte politico-social difficile déclenche un besoin de créer qui entraîne des expérimentations sur quelques années. Et c'est dans cette phase que nous sommes. Je suis la première à déplorer la pauvreté artistique de ce qu’on trouve dans nos charts, je râle en disant que "c'était mieux avant", “pourquoi encore une reprise de ce tube?” … Mais c'est justement ce qui force à rester à l’affût de la moindre proposition sortant du lot, à encourager les artistes à proposer quelque chose de différent, même si notre grand public n’est pas au rendez-vous tout de suite.
Là où Kassav’ fonctionnait en autonomie parce que c'était avant tout un groupe de musiciens, l'émergence de ce zouk hybride caribéen dont je parle se profile dans la diversité des sources de propositions à travers la Caraïbe. Il ne s'agit pas que de nos artistes de ce genre musical, je pense à nos artistes hip-hop dancehall, à nos artistes jazz qui eux aussi puisent dans le zouk et autres musiques traditionnelles locales pour se réinventer… Qui en parle ? Par la suite, devrait venir une phase de stabilisation jusqu'à ce que les autres s'approprient et transforment notre musique, ce qui nous ferait repartir dans un autre cycle. À la différence près que nous sommes cette fois-ci à l'ère du numérique et que notre marché musical est mondial. Oui, nous avons un défi à relever : comment intégrer cette technologie dans nos créations et surtout dans notre promotion ?
faire des erreurs pour définir notre réussite
Les médias devraient parler de notre potentiel, nos perspectives, nos réussites, plutôt que d'entretenir un discours unilatéral sur ce qu'ils présentent uniquement comme nos échecs… D’ailleurs, qui a décidé que les erreurs de nos artistes devraient être vus comme des échecs ? Qui a décidé qu’une reconnaissance locale valait moins qu’une reconnaissance nationale (passages en TV/radio, récompenses) ? Qui a dit qu’il n’y à rien à retenir du zouk post-2005 ? QUI ?
En plus de l'accessibilité qui nourrit la visibilité, il faut donc aussi faire circuler les questionnements sur nos propres standards artistiques, nos critères de succès pour nous définir par nous-mêmes et pour nous-mêmes. En parallèle des travaux universitaires qui archivent notre histoire musicale, le peuple a besoin d’espaces pour célébrer et s’approprier les productions contemporaines. Où sont ces espaces dans nos vies réelles ou dans nos vies digitales ? Nous avons un festival de zouk, mais cette pandémie révèle depuis deux ans que l’espace numérique offre de multiples possibilités pour vivre la musique autrement qu’aller en concert ou acheter des chansons. Ce sont des pistes à explorer. Je crois que nos artistes en ont gros sur le cœur, qu’ils souffrent d’un manque de reconnaissance, qu’ils ont envie de partager leurs expériences mais disposent de peu de plateformes pour le faire. Bien sûr, ils pourraient créer leur propre plateforme… Mais pareil, autre débat pour un autre jour.
“Le zouk est une machine de guerre.” (Jocelyn Christopher, La face cachée du zouk, 2019)
Ce billet n'a pas de conclusion si ce n'est que le discours ambiant pessimiste a beau me fatiguer, ma conviction que notre zouk a le potentiel pour devenir un pilier d'une industrie musicale florissante saine et que nous contrôlons de A à Z reste intacte. Le modèle avec des majors qui tiennent un monopole a ses limites : standardisation des productions, négation de l’humanité de l’artiste et du public. Oui, c’est bien beau d’observer et d’analyser les autres industries musicales, mais à quel prix fonctionnent-elles ? Une industrie passe-t-elle forcément par un système unique où l’humain, l’éthique doivent être mis de côté ? Ce sont de vrais questions dans l’écriture de notre définition de notre industrie artistique. Avec Internet, nos artistes (de zouk) qui ne sont pas enfermés chez des major ou sont en indépendant avec “peu de moyens” ont en réalité à disposition la chose la plus importante : la liberté de création… Et en vérité, tant mieux s’ils sont frustrés par la dévalorisation exercée par les médias et par extension le public local. S’ils réussissent à convertir cette frustration en création artistique, plus rien ne pourra les arrêter. Mélanger, transformer pour innover avec qualité, c’est l’essence même de la Caraïbe. On peut s'approprier notre art, mais pas notre histoire ni notre identité.
PS: Kassav’ a fait tout ce qu’il fallait avec les moyens à leur disposition, d’où leur succès. Jocelyne Béroard ne cesse de partager son regard sur le zouk contemporain en interviews… Elle le dit toujours avec bienveillance mais sans langue de bois. Je me doute bien qu’il y a des discussions en continu en coulisses, mais quand les médias décident d’apporter un éclairage au grand public c’est ce genre de propos d’une concernée avec le recul et l’expérience qui devrait être confronté aux propos des concernés de la génération actuelle pour continuer à bâtir ensemble notre vision artistique et économique du zouk.
En ce qui concerne la rentabilité du genre musical, des non-Antillais ont développé un business avec leur vision économique du zouk. Tant mieux pour eux, mais qui peut affirmer que ce qui a fonctionné pour eux aurait forcément fonctionné pour nous ? Personne. S’il y a bien une chose à retenir de l’héritage de Kassav’, c’est que nous n’avons pas besoin de suivre des mouvements. Nous créons nos mouvements. Et c’est ça que les médias devraient aussi nous rappeler.
Que nos artistes s'interdisent de viser au moins le niveau international de Kassav’, c'est triste. Attention, tout artiste n'a pas forcément envie d'une reconnaissance internationale, je le sais bien. Je dis juste que Kassav' n'a pas accompli tout ça pour que nos artistes hésitent à promouvoir leurs origines, pour qu’ils hésitent à se croire capables de faire aussi bien voire mieux. Que ce soit sous l'étiquette "pop urbaine", “Kréyòl pop” ou autre, que ce soit en major ou en indépendant, que veulent accomplir nos artistes ? Quelles sont leurs peurs ? Quels sont leurs doutes ? Quels sont leurs rêves ? Comment veulent-ils entreprendre ?… C’est avec cette approche que les médias devraient nous parler du zouk.