"Chocolat" ou comment voir la France du 21ème siècle à la "Belle Epoque" ?

Je republie cette chronique de film parce que le personnage principal, interprété par Omar Sy, est originaire de Cuba c’est-à-dire de la Caraïbe, ce qui signifie que c’est un film qu’on peut utiliser pour discuter de l’invisibilisation des Caribéens dans le cinéma français.


Réalisation: Roschdy Zem
Sortie: 2016
Résumé allôciné: Du cirque au théâtre, de l’anonymat à la gloire, l’incroyable destin du clown Chocolat, premier artiste noir de la scène française. Le duo inédit qu’il forme avec Footit, va rencontrer un immense succès populaire dans le Paris de la Belle époque avant que la célébrité, l’argent facile, le jeu et les discriminations n’usent leur amitié et la carrière de Chocolat. Le film retrace l’histoire de cet artiste hors du commun.

“Retracer l’histoire” est un gros raccourci tout à fait possible au premier degré. Après avoir vu le film, je le prends plus comme un hommage voire une façon de légitimer le statut d’artiste de Rafael en lui accordant les lettres de noblesses françaises du 21ème siècle plutôt qu’une volonté de retracer son histoire de la façon la plus réaliste possible par rapport à l’époque. Chocolat est une allégorie de la France du 21ème siècle avec un personnage historique méconnu, d’où la question : quelle finalité ?

Jouer avec la précision historique

Certains diront que le film aurait dû/pu coller davantage aux éléments biographiques répertoriés par Gérard Noiriel dans Chocolat, clown nègre. L’histoire oubliée du premier artiste noir de la scène française. Par exemple, le cirque Devaux est complètement inventé afin de faciliter l’introduction des deux personnages. Pour plus de détails sur ce qui est faux ou vrai, cliquez ici. D’autres se focaliseront sur l’aspect anachronique de certains passages qui n’ont d’écho que pour les spectateurs français que nous sommes en 2016. Exemple: le fait que chaque interaction que Rafael a avec les forces de l’ordre est parce qu’il est “sans-papier”. Cette insistance sur le côté sans-papier correspond à une préoccupation contemporaine mais que veut dire être sans-papier quand on est Noir en France dans cette IIIe République en pleine réorganisation politique, culturelle, sociale et coloniale ?

Si je peux me permettre un anachronisme branché, ce serait de dire que le Rafael de Chocolat est une incarnation du “New Black” d’aujourd’hui, ceux qui ont réussi et ne voient pas les difficultés que les autres continuent à rencontrer pour s’élever. Le problème est que nous spectateurs de 2016 ne connaissons pas non plus très bien les difficultés de l’époque ni comment elles étaient perçues à l’époque parce qu’il n’y a pas de film parlant des Noirs de la Belle époque. Chocolat joue constamment sur l’ambivalence de créer un univers où Rafael ne ressent sa couleur de peau que dans un contexte économique (payer moins que Footit) et artistique (le représenter comme un singe, son échec othellien) alors que sa vie du quotidien a l’air de bien se passer. Il va dans les restaurants chics, circule dans les rues de Paris sans attirer aucune remarque méchante. Attention, je ne dis pas qu’il aurait fallu systématiquement montrer qu’il est discriminé dans son quotidien genre on refuse de le servir dans un restaurant. Mais, par exemple, quand Rafael visite l’exposition coloniale, la scène où il est confronté à ce jeune Africain qui lui demande dans sa langue et par des gestes pourquoi lui est de ce côté de la barrière n’a de sens que si Rafael vit complètement dans une bulle alors que le film le présente comme un homme du cirque qui a lui-même vécu à jouer le sauvage, d’où le fait que je sois moins convaincue que ça lui serve d’électrochoc comme le film, j’ai l’impression, a voulu le présenter. Par contre, je comprends bien que c’était une façon de montrer ces “villages noirs” au spectateur de 2016.

D’un autre côté, cette empreinte du contemporain permet de prendre des libertés dans la symbolique de la quête de Rafael pour être reconnu en tant qu’artiste. On ne saura jamais si le vrai Rafael réfléchissait en terme de “je veux devenir le premier Noir à…”, mais le personnage de Victor, cet Haïtien qui l’aide à prendre conscience de sa situation, est là pour bien faire passer le message auprès du spectateur. Et c’est là que je vois un troisième degré de lecture. Alors peut-être que je vois plus que ce que le réalisateur/scénariste avait prévu, mais sachant que Haïti est la première République noire née moins d’un siècle avant l’année où débute le film, donner à Victor la nationalité haïtienne ne me semble pas du tout anodin alors qu’il y avait déjà des Noirs d’outre-mer et d’Afrique qui vivaient en France à l’époque. Voilà le type d’aspects qui ne ressort pas dans le film. Rafael vit dans un Paris complètement blanc alors qu’on sait qu’il y avait des Noirs cultivés et actifs sur la scène politique de l’époque… Enfin quand je dis “on sait”, ils sont des silhouettes, des noms tombés dans l’oubli ou effacés. C’est donc d’autant plus dommage pour le personnage de Victor qui, tout en incarnant cette autre représentation du Noir militant maîtrisant la culture occidentale, contribue à laisser dans l’ombre les figures françaises noires qui ont vraiment existé à la Belle époque.

Le manque d’humanisation d’un personnage noir

Au-delà du “quid de la réalité historique?”, j’ai trouvé que Roschdy Zem transmet une belle émotion dans la construction de la relation artistique entre Rafael et Footit. Omar Sy et James Thiérrée forment un duo qui fonctionne vraiment bien. En revanche, l’intrigue ne cherche pas à définir les personnages en profondeur. Chocolat est l’homme à femmes, le flambeur, l’instinctif. Footit est le bosseur, l’âme torturé parce qu’il n’arrive pas assumer sa sexualité… Ce sont des stéréotypes dans les fictions de notre époque mais le scénario ne leur donne pas l’occasion d’être plus que ça. Alors je ne sais pas s’il y aura un director’s cut dans le DVD ni combien de scènes sont passées à la trappe au montage final, mais l’exemple le plus simple que j’ai trouvé est le suivant : quand Rafael et Footit travaillent à Paris, où vivent-ils ? Certes, on voit Rafael s’acheter les beaux habits, se payer la belle voiture, claquer son argent dans un tripot clandestin, mais à quoi ressemble sa chambre ? Et c’est ce qui m’a le plus marqué dans le film. La solitude de Rafael et de Footit qui, en dehors du spectacle, n’ont pas de vie à l’écran. Les situations où le masque de clown tombe, même dans leur vie amoureuse, sont très rares. Exemple : la relation de Rafael et Marie. Montrer qu’elle se prend des insultes pour être la “compagne d’un nègre”, c’est une vision contemporaine. Par contre, il n’y a pas de scène où on le voit face aux enfants de Marie qu’il a élevés comme les siens, dit-on. Je ne dis même pas qu’il aurait fallu plus de scènes. Je dis juste que l’angle d’attaque pour leur relation est à sens unique et toujours du point de vue extérieur. La société juge leur relation, mais le film ne donne pas le moindre aperçu sur d’autres aspects de leur quotidien si ce n’est que Marie l’aide à répéter son texte, le ramasse quand il a perdu beaucoup d’argent au jeu et, bien sûr, le sexe. Pour résumer, encore avec un anachronisme, j’ai l’impression que le Rafael de Chocolat est notre vision de la rock star. Tu n’es pas rock star si tu ne claques pas ton argent, si tu n’es pas addict, si tu ne papillonnes pas à droite à gauche… si tu ne meurs pas dans l’anonymat.

Au final, je pense que Chocolat est dans la position difficile d’être un film pionnier ou précurseur par défaut c’est-à-dire qu’il est considéré comme tel alors que son propos même ne lui permet pas de l’être puisqu’il romance beaucoup un personnage inconnu dans une période que le cinéma français traite peu de toute façon. Il arrive dans un désert quasiment total en matière de réflexions cinématographiques sur le passé colonial de la France hors temps de guerre ou de révolte et encore moins sur le territoire hexagonal. A part Rue Case-Nègres d’Euzhan Palcy, Sucre Amer et 1802 l’épopée guadeloupéenne de Christian Lara voire deux ou trois téléfilms diffusés principalement sur France Ô, je ne connais pas de film du genre “Amistad” à la française où on te fait une représentation poignante de l’esclavage en France. Et même les films que j’ai cités, j’ignore totalement la place qu’ils occupent dans la culture populaire française. C’est pour cette raison que Chocolat me paraît plus être le type de film qu’on apprécie vraiment quand on est sensibilisé à la cause pour identifier le degré de prise de risque, les limites imposées et certains partis pris dans le choix narratif. C’est le type de films qui prend toute sa dimension quand il y a déjà un canevas solide basé sur des oeuvres qui, pour le coup, ont vraiment pour objectif de donner à voir une époque le plus fidèlement possible. C’était un parti pris de ne pas chercher à imaginer ce qu’a pu être l’enfance de Rafael à part le flashback développé tout au long du film. Par contre, j’ai tiqué sur un détail : Rafael de Chocolat est illettré. Il est capable de lire du Roméo et Juliette alors qu’il doit apprendre à écrire le mot chocolat grâce à sa petite-amie du moment… L’unique but de lui faire lire Roméo et Juliette est pour introduire sa connaissance de Shakespeare pour lui donner envie d’incarner Othello, le symbole du Black face du théâtre classique. Concrètement, son analphabétisme ou son illettrisme est présenté dans un sens familier du téléspectateur de 2016 mais pas dans le sens possible à la Belle époque. Dans les films américains, d’une façon ou d’une autre, on explique toujours comment un personnage noir a appris à lire et à écrire quand l’intrigue se déroule avant la Seconde Guerre mondiale. Dans Chocolat, aucun personnage ne s’interroge sur la capacité à lire d’un fils d’esclave à Cuba et qui a une trentaine d’années dans une IIIe République qui vient à peine de réformer son système éducatif pour un plus large accès à l’enseignement… Peu importe la réalité historique, cela fait partie de ces détails sur lesquels le film brouille le message pour définir Rafael, l’homme qu’il aurait pu eu être et pas juste l’artiste que Chocolat aurait pu être.

Chocolat se déroule dans une Belle époque hors du temps reproduisant notre système de représentation pour dénoncer certains aspects ayant un caractère universel. Comme il a peu de prédécesseurs médiatisés, les silences, les ellipses et le manque de contextualisation du film donnent envie de voir plus, d’espérer plus de profondeur. Néanmoins, en offrant une histoire spectacle émouvante, en faisant un voyage par l’imaginaire sur des sujets aussi forts, Chocolat laisse le goût doux-amer d’une réalité ô combien d’actualité en 2016.


Ndlr : cet article a été publié pour la première fois sur myinsaeng.com le 11 février 2016.