Création, traduction, transmission
Le 28 septembre 2022, j’ai assisté à un séminaire à The American University of Paris sur New Plays from the Caribbean, une anthologie de théâtre consacrée à des dramaturges de la Caraïbe francophone. Edité par Stéphanie Bérard en collaboration avec Frank Hentschker, le directeur du Martin E. Segal Theatre Center à New-York, ce livre est un recueil de six pièces de théâtre de Haïti, Martinique, et Guadeloupe écrites par Jean-René Lemoine, Guy Régis Jr, Gaël Octavia, Daniely Francisque, Luc Saint-Eloy, Magali Solignat, et Charlotte Boimare. Au cours du séminaire, Luc Saint-Eloy (Guadeloupe) et Gaël Octavia (Martinique) ont abordé plusieurs thématiques auxquels les créateurs caribéens francophones sont confrontés : leur invisibilisation dans l’art français, l’importance de la traduction pour toucher d’autres publics, la difficulté de transmission à cause des obstacles dans la diffusion et le questionnement autour de sa légitimité et de son authenticité.
J’ai mis du temps à écrire cet article parce que je devais moi-même faire le tri dans ce que m’avait inspiré cette discussion. Au-delà des fictions que j’écris, je crée du contenu en ligne dans une démarche d’archivage d’éléments culturels qui me paraissent importants dans la compréhension et dans l’appréciation de l’identité guadeloupéenne/caribéenne. Je fais donc un arbitrage constant entre ce qui me plaît et ce qui, je pense, peut intéresser d’autres personnes sans forcément me faire plaisir à moi. Je n’aurai jamais la garantie que mon arbitrage est efficace, mais il est toujours motivé par trois émotions.
tristesse
Notre culture est une richesse inépuisable. J’ai encore tellement de choses à découvrir. C’est à la fois excitant et triste. Excitant parce que les cultures caribéennes sont riches mais triste parce que je commence à l’explorer tellement tard. Je ne considère pas avoir une éducation théâtrale. Même en ayant la chance d’avoir grandi en Guadeloupe, d’avoir eu des professeurs ayant à coeur de nous faire étudier des fictions avec des personnages noirs, je n’ai pas le souvenir d’avoir assisté à une pièce de théâtre antillaise… Est-ce moi qui suis passée à côté d’un enseignement ou est-ce réellement que le théâtre local n’avait pas encore le statut pour entrer dans les programmes scolaires ? Quoiqu’il en soit, l’adulte que je suis veut combler cette lacune, mais où trouver ces pièces de théâtre ? Comme l’ont souligné Luc Saint-Eloy et Gaël Octavia, elles peuvent être éditées sur quelques années, mais quand la maison d’édition décide d’arrêter les impressions, impossible d’obtenir une copie à moins que les auteurs aient encore quelques invendus de l’époque. Je suis littéralement dans une impasse où, à défaut de voir jouer une pièce, j’ai envie de lire ce qui a été créé au XXe siècle et au début du XXIe siècle, mais les versions papier ne sont plus en vente. Et ne parlons même pas de version numérique voire audio puisque le grand public et nos artistes restent encore attachés au format physique. Si ce n’est pas publié dans un livre à manipuler, l’histoire existe-t-elle vraiment ? C’est un débat pour un autre jour. Mais la place qu’on accorde à l’objet livre à l’heure actuelle est vraiment à questionner. En tout cas, la traduction permet de compenser légèrement le manque d’accessibilité à notre patrimoine littéraire en langue originale. Pour Gaël Octavia, les traductions offrent l’opportunité de créer un nouveau texte qui aura ses propres subtilités, ses propres surprises.
fierté
Les artistes de Guadeloupe et Martinique vivent le paradoxe permanent d’avoir une nationalité française qui les rend invisible en France (difficulté d’accès aux subventions, aux résidences, aux récompenses etc) mais qui leur permet de se démarquer en dehors de la France. Être traduit dans une autre langue, cela signifie avoir créé une oeuvre suffisamment forte pour susciter l’envie de la présenter à un autre public. Evidemment, garder les mêmes intentions de l’auteur/trice est le défi le plus difficile à relever. Par exemple, dans Trottoir-chagrin, la traduction anglaise garde l’expression française “faire le mako”. J’ai fait la remarque que les Caribéens anglophones utilisent aussi l’expression “mako” donc aurait-il été possible de juste traduire par “to mako” or “to be a mako” ? Luc Saint-Eloy a répondu non car cette association du français et du créole permet d’identifier immédiatement les origines caribéennes francophones du personnage que ce soit en français ou en anglais. Je n’ai pas lu ni vu la pièce de théâtre donc j’ignore le rôle que joue cette identité caribéenne francophone dans le développement de l’intrigue. Par contre, cela m’a fait réfléchir sur l’importance qu’on donne à la reconnaissance de nos origines. Caribéen et francophone. Francophone et Caribéen. Est-ce qu’on se sent complètement reconnu si on est perçu uniquement en tant que Francophone ou si on est perçu uniquement en tant que Caribéen ? Est-ce qu’il y a une hiérarchie de ces étiquettes ? Vivons-nous pleinement notre identité caribéenne quand on entretient peu voire aucun lien avec d’autres publics caribéens ? Gaël Octavia a exprimé à plusieurs reprises l’importance du sentiment d’appartenance à une communauté artistique caribéenne multiculturelle et multilingue pour garder la motivation de se raconter.
espoir
L’existence même de ces pièces de théâtre montre ce désir de créer par tous les moyens nécessaires. Pour Gaël Octavia, la question de la légitimité se pose parfois parce qu’elle vit en France hexagonale. Son expérience sera toujours différente de celle d’un.e artiste vivant en Martinique. Est-elle pour autant moins authentique ou est-elle la mieux placée pour écrire sur la Martinique ? Luc Saint-Eloy préfère aborder la question autrement. Pour lui, créer en France, c’est s’affirmer là où il est invisibilisé. Il qualifie ce processus de “marronage culturel”. Une lutte pour créer en dehors des normes. Créer, oui, mais s’en affranchit-il pour autant ?
En réalité, la seule question qui m’intéresse est : ce marronage culturel a-t-il des limites ? L’énergie investie dans la production des oeuvres ne trouve pas encore de relais dans la partie transmission. Comment ces oeuvres peuvent-elles acquérir le statut de classique qui transcende le temps ? Les médiathèques comme lieu de conservation peuvent être une réponse, l’école peut en être une… Mais comment décide-t-on qu’une oeuvre est incontournable ? Qui décide ? Marroner, oui mais restons-nous quand même liés aux normes ou cela signifie-t-il établir ses propres normes de la création à la transmission ? Et avec quels moyens ? Et quand bien même nos artistes auraient accès aux structures, auraient de la visibilité, leurs oeuvres auraient-elles la reconnaissance méritée ? Les artistes recevraient-ils les bénéfices financiers mérités ? Entreraient-ils dans le patrimoine français alors que les auteurs et autrices de Guadeloupe/Martinique restent encore, en 2022, classés principalement en littérature étrangère ?
Cela fait beaucoup de questions que je ne suis pas la première à poser, je sais. Mais nous n’avons toujours pas trouvé les réponses, mais j’ai espoir que cela arrive prochainement. Pour moi, la priorité reste l’accessibilité aux oeuvres pour contrôler la constitution du patrimoine culturel. Et je pense que certaines réponses s’articulent entre l’université, la technologie, la traduction et le réseau caribéen. Il y a deux choses dont je reste convaincue après ce séminaire : notre culture nous connecte au reste du monde et peut voyager au-delà des frontières françaises ; notre culture est un héritage qu’il faut continuer à enrichir… Je fais confiance aux générations actuelles et celles à venir pour le faire.
Photo : Casey Horner