Le lexique Karukerament - Le filtre colonial

Yé Moun La ! Pour 2025, Karukerament vous propose un lexique pour décrire les enjeux de représentation des cultures caribéennes. Cette série d’articles courts s’inspire de la citation de Toni Morrison (30 mai 1975) : “It’s important, therefore, to know who the real enemy is, and to know the function, the very serious function of racism, which is distraction. It keeps you from doing your work.” Le but du racisme est de nous détourner de ce qui est important. Ce qui est important, c’est de définir notre joie, de vivre en  communauté harmonieuse avec tout le monde. Chercher à prouver son humanité au système est une perte de temps et d’énergie. Sur ces 8 dernières années, j’ai vu des questions identitaires du 20ème siècle revenir sans qu’il y ait une évolution de point de vue par rapport à l’époque. Je dirais même qu’il y a une régression parce que la littérature de la négritude, de l’antillanité, de la créolité et de Maryse Condé ne se sont pas développées pour que ma génération se voit encore comme des déportés sans avenir, des déracinés en recherche d’une validation extérieure. Cette vision défaitiste et misérabiliste entraîne même une radicalisation de certains positionnements qui reflètent un suprémacisme noir aussi dangereux que n’importe quel suprémacisme, d’où l’importance de garder une trace en 2025.

#1 - Le filtre colonial

Raconter l’histoire de ceux qui ont osé briser leurs chaînes, ont osé se révolter contre l’ordre colonial”, telles étaient les punchlines pour marketer le film “Ni Chaîne, Ni Maître” de Simon Moutaïrou sorti en France septembre 2024. Avec plus de 400 000 entrées, ce premier long-métrage peut donc être considéré comme une réussite dans un cinéma français où la majorité des films français n’attire pas autant de monde dans les salles. Si on peut saluer avec enthousiasme cette production qui montre pour la première fois à l’écran la place de l’île Maurice dans le passé esclavagiste colonial de la France, il n’y a pas eu de débat sur l’aspect conventionnel du film conforme à la représentation attendue par le cinéma français. 

Pendant la promo, les contributions des cinéastes de Guadeloupe et Martinique ont été mentionnées de façon anecdotique alors qu’elles sont les seules à innover dans la représentation de l’esclavage du point de vue français (cf. le hors-série 3 de Karukerament) et international. Même le long-métrage d’animation “Battledream Chronicle” d’Alain Bidard (2015), qui a gagné plus de 20 récompenses, est systématiquement passé sous silence en terme de représentation innovante de l’esclavage. Depuis le lancement de Karukerament, j’ai constaté la difficulté que le public et les médias au niveau local et au niveau national ont à analyser et à juger la qualité de nos productions. Si nous sommes capables de formuler des critiques virulentes face à des représentations négatives, je ne vois jamais d’opposition sur les vrais enjeux quand ces représentations négatives se donnent l’apparence de représentation positive. Au contraire, le besoin de validation extérieure est tellement présent qu’on remercie sans proposer un regard critique. 

C’est à cause du filtre colonial. 

Ce filtre colonial voile notre regard avec tous les stéréotypes négatifs et le complexe d’infériorité inculqués par l’esclavage/la colonisation. On ne se juge que sur des critères qu’on ne peut pas remplir, ce qui entraîne un regard dévalorisant systèmatique. Le filtre colonial décide que nos productions n’ont pas de valeur parce que c’est “un petit budget”, parce que ce sont “des cinéastes et/ou des acteurices sans formation”, parce que ça se passe sur “une petite île”, parce que ça “ne suit pas l’art du récit hollywoodien”, parce que “nos histoires ne sont pas assez universelles”, parce que “ce n’est pas assez réaliste”, parce que “c’est trop folklorique”. Le filtre colonial nous pousse à juger que par l’extrême positif, par l’extrême négatif ou par l’indifférence. Il refuse la nuance, il interdit l’indulgence… à moins qu’une voix d’autorité décide de mettre en lumière la qualité. 

Le défi pour ma génération est de créer en se valorisant sans utiliser les stéréotypes négatifs habituels, sans s’imposer des limites fixées par les autres. Evidemment, quand je dis une image valorisante, c’est le fait de nous mettre en scène dans notre complexité d’être humain, pas de créer un idéal impossible à atteindre. Est-il possible de faire disparaître complètement le filtre colonial ? A ce stade de ma réflexion, je pense que non parce que la société est en constante évolution, le racisme prend d’autres formes, des pans de l’Histoire disparaissent donc la déconstruction est un processus sans fin. Par contre, je pense qu’une fois qu’on accepte l’existence de ce filtre colonial, il est plus facile de l’ajuster en fonction des circonstances. En tant que Caribéenne, c’est la confrontation aux points de vue des autres pays  de la région et du continent africain qui m’ont aidée à construire ma grille de lecture. Peu importe la nature de l’oeuvre culturelle (film, musique, roman, peinture etc), l’enjeu est donc de s’interroger sur notre propre définition de la beauté. Et ce n’est pas à sens unique. Il ne s’agit pas juste d’apprendre à déceler la beauté dans les oeuvres culturelles de Guadeloupe et de Martinique. Il s’agit aussi d’interroger nos biais quand on juge de façon valorisante les productions des autres. 

De mon point de vue Karukerament, quand nous serons capables d’écrire, de chanter notre humanité à travers notre vulnérabilité autant que nous sommes capables de décrire notre humanité par la déchéance et la débauche alors nous aurons la maîtrise du filtre colonial. 

Défi 2025 : faire la liste de trois oeuvres (peu importe le médium) de Guadeloupe/Martinique qui mettent en scène notre joie.  Rendez-vous en décembre pour voir si le défi est réussi.

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