Manques ou défis dans le cinéma antillais ?

Le 12 avril 2024, la librairie Calypso accueillait une discussion avec Guillaume Robillard. Docteur en cinéma, il présentait son ouvrage Conquête de l’espace et du temps : le cinéma antillais. J’ai volontairement attendu quelques mois avant de revenir sur cet échange animé par la professeure de Littératures francophones  Françoise Simasotchi-Bronès. Je voulais laisser le temps à mon cerveau de sélectionner les points abordés dont il serait intéressant de garder une trace. 

Ayant lu le livre l’année dernière, je n’avais pas d’attentes particulières sur cette présentation si ce n’est d’en savoir plus sur la démarche de recherche. Guillaume Robillard a effectué un travail fastidieux  d’identification et de localisation des longs-métrages du cinéma antillais créés depuis les années 60. En effet, la plupart de ces œuvres sont des oneshots rarement répertoriés par les organismes officiels du cinéma. D'ailleurs, c’est avec une pointe d’amusement qu’il remarque que certains réalisateurs affirment n’avoir conservé aucune copie de films qu’ils estiment trop inaboutis pour être transmis de toute façon. Son travail vient d’un besoin de combler un vide universitaire et de réactualiser le panorama proposé par la journaliste Osange Silou-Kieffer au début des années 90 avec Le cinéma dans la diaspora africaine : les Antilles françaises. Le manque reste le mot-clé de cette discussion… mais d’ un point de vue Karukerament, comment ces manques permettent-ils de penser le cinéma-art et le cinéma-industrie différemment ? 

Le manque de diversité des genres… ou le défi de (ré)inventer des genres ?

Dans Conquête de l’espace et du temps, la représentation des être humains passe en arrière-plan pour mettre en lumière le rapport au passé colonial esclavagiste. Notre cinéma dénonce, notre cinéma éduque, notre cinéma témoigne, mais au final il est rarement envisagé comme du divertissement. Même les films sur le ghetto ne sont jugés dignes d'intérêt que s'ils relèvent du documentaire, que s'ils montrent “la vraie réalité difficile de la jeunesse”. À cause du passé esclavagiste colonial, la violence doit-elle être notre seule norme de représentation ? 

Déplorant un manque de diversité dans les thématiques du cinéma antillais, Guillaume Robillard préconise, comme Alain Bidard, le développement du cinéma de genre comme le thriller, le polar ou encore le fantastique, la romance. D’ailleurs, la discussion s’est achevée sur cette question : pourquoi le cinéma antillais n’a-t-il pas encore de grande histoire d’amour ? Au-delà du fait que la romance est un genre méprisé parce qu’il est associé au féminin, je pense qu’il s’agit avant tout de l’incapacité de nos cinéastes à penser les personnages féminins noirs comme multidimensionnels et à penser des masculinités noires détachées de la violence et de la pauvreté. Il ne suffit pas juste de dire qu’on va écrire une histoire d’amour. Il y a un véritable enjeu de représentation qui dépasse la simple romance quand il s’agit de deux personnages noirs.

Ma plus grande crainte est que certains cinéastes se servent du genre de la romance pour pousser uniquement une représentation des relations interraciales (Noir/Blanc), comme le cinéma et la télévision le font déjà dans l’Hexagone. Sans répéter ce dont je parle en long et en large dans les épisodes de Tim Tim? Bwa Fik! (1 et 2), raconter l’amour heureux avec des personnages “antillais” est encore impossible dans une approche française de la fiction parce que nous ne sommes pas encore clairs sur notre propre définition du bonheur… Nous aurons des films avec des histoires d’amour le jour où nous trouverons importants de se raconter aussi en tant qu’êtres humains capables de s’aimer, malgré le contexte économique, politique et social contemporain. Ceci dit, vu les nombreux films qui racontent les violences de notre société, cela signifie que nos cinéastes peuvent inventer leur vision de la romance, du polar, du thriller et du fantastique. Ils n’ont pas de précédent à imiter ou à rejeter. Encore faut-il avoir le courage de sortir de ce sentier battu et rebattu de la violence…  En effet, après le parcours du combattant pour produire un long-métrage, vient le parcours d'obstacles pour avoir accès aux salles de cinéma. 

Le manque de distribution… ou le défi de (re)définir l’expérience cinéma ?

 Le seuil du million d'entrées constitue l’un des critères de réussite pour un film français. Sur une cinquantaine de longs-métrages français sortis en 2023, la majorité des films n’a pas franchi le million d'entrées. On pourrait débattre de la pertinence de garder le million d'entrées comme critère de succès à une époque où un billet de cinéma coûte plus de 10 euros et la majorité du public paye déjà au moins un abonnement à un service de streaming, mais une chose est sûre, le système choisit les cinéastes qui reçoivent le soutien nécessaire pour faire des films tout au long de leur vie. Par exemple, Jacques Audiard a 11 longs-métrages (en tant que réalisateur) à son actif sur une trentaine d’années soit une moyenne d’un long-métrage environ tous les trois ans. Il a gagné de nombreuses récompenses et a connu des succès populaires et/ou d’estime mais aussi des “échecs” commerciaux. Son film Les Olympiades n’a fait que 194 000 entrées en 2021, mais son film Emilia Pérez a gagné le Prix du Jury au festival de Cannes en 2024.  Le système français actuel permet bien de faire une carrière qui sera faite de hauts et de bas. Pourtant, ce même système français a-t-il accordé cette possibilité à nos cinéastes ? Gagner des prix internationaux, avoir la reconnaissance de Hollywood et inscrire son nom dans l'histoire du cinéma international comme Euzhan Palcy l'a fait n'entre pas dans les critères pour recevoir ce soutien inconditionnel du système dans la distribution nationale. Ceci étant dit, d’un point de vue Karukerament, le manque de soutien d’un côté pousse à sortir de sa zone de confort et à accomplir parfois plus que ce qu’on pensait être capable de faire. D’où ma question sur nos attentes réelles sur le système de distribution nationale en 2024. Guillaume Robillard a rappelé que la Guadeloupe est resté longtemps le département français avec le moins de salles de cinéma par rapport au nombre d'habitants. Le financement du CNC reposant en partie sur les recettes au box-office, un nombre réduit de salles de cinéma signifierait moins d'occasions de faire des recettes donc moins de financement de films au niveau local. Mais nous sommes en 2024, en quoi est-il nécessaire de continuer à voir la distribution comme un circuit unique ?   

Dans Nèg Maron de Jean-Claude Barny, Pedro se remémore avec nostalgie les sorties au cinéma de la Renaissance quand il venait en vacances. Guillaume Robillard se rappelle être allé au cinéma avec sa classe pour voir Siméon d'Euzhan Palcy au début des années 90. “Aller au cinéma” et “voir  un film” sont deux actions différentes et à chaque cinéaste de savoir l’intention qu’iel veut que le public mette derrière ces actions. Certes, j'entends le prestige d’être distribué à grande échelle dans des grands complexes. Partager des moments de rires ou des tristesse dans une salle de cinéma comme j’ai pu le faire pour Le Gang des Antillais de Jean-Claude Barny ou Les Rascals de Jimmy Laporal-Trésor, cela a son charme… Tout comme le fait de regarder Battledream Chronicle d’Alain Bidard bien au chaud à la maison ou se faire une sortie familiale en savourant un bokit dans un restaurant comme je l'ai fait pour Mauvais Choix de Kichena. Chaque expérience était différente mais reste un souvenir que je garde précieusement. Pourquoi devrais-je accorder plus de valeur à un de ces films uniquement par rapport aux conditions où je l’ai regardé ? Au final, d’un point de vue Karukerament, l’enjeu n’est pas que nos films soient accessibles en priorité dans les salles de cinéma mais qu’ils soient accessibles en dehors des salles de cinéma. L'essor du streaming ces quinze dernières années et la pandémie ont mis en lumière une autre façon de consommer les films. 

A une époque, le cinéma se regardait en plein air. La séquence d’ouverture de Poetic Justice de John Singleton montre le drive-in comme un symbole culturel encore fort dans le mode de vie états-unien des années 90. Des initiatives culturelles comme Ciné Woulé apportent le cinéma à la population depuis 30 ans en Guadeloupe et en Martinique. Avec une installation moins coûteuse qu'un multiplexe, la limitation de projections simultanées renforce l'aspect intention de vivre le cinéma dans sa dimension collective humaine. Serait-ce un espace plus adapté pour valoriser la production foisonnante des courts-métrages locaux ? Serait-ce un espace plus adapté pour que les Guadeloupéens (et les Martiniquais) puissent rêver ensemble en partageant ces moments de convivialité ? Car au final, quel est l’intérêt de faire du cinéma ? Quel est l’intérêt de se raconter ? … C’est une chose de se lamenter sur le manque de moyens financiers et l’absence d’une industrie, mais savons-nous déjà quelle industrie nous voulons pour nous-mêmes ? Même sans le COVID et même sans le streaming, les grandes industries cinématographiques déjà rodées étaient déjà dysfonctionnelles à plusieurs niveaux. Est-il réellement souhaitable de vouloir les imiter ?

Le manque de transmission ou le défi de s’épanouir en toute liberté ?

Il y a encore quatre ans, je n’avais pas de problème avec le terme Cariwood pour symboliser l’idée d’une industrie cinématographique caribéenne qui rivaliserait avec Hollywood, Bollywood ou Nollywood… Et puis je me suis rendue compte que d’autres cultures avaient développé leur cinéma indépendamment de cette vision “wood”. Le cinéma coréen ou hong-kongais sont des références aujourd’hui sans pour autant être considérés comme des modèles économiques et/ou artistiques à suivre. Et c’est peut-être ça notre plus grand défi actuel. Comment développer un modèle à suivre quand nos cinéastes “à succès” présentent des parcours complètement différents ? Peu importe l’avis qu’on peut avoir sur la qualité de leurs films et le format choisi, les carrières de Christian Lara, d’Euzhan Palcy, de Sarah Maldoror, de Jean-Claude Barny, de Pascal Légitimus ou encore d’Alain Bidard, Julien Dalle, Mariette Monpierre n’ont qu’un seul élément commun : l’envie de raconter.  

 Plus je vieillis, plus je nuance ma définition de la transmission. J'ai l'impression que pour la majorité, transmettre passe uniquement par le fait d’être en contact direct avec l'artiste qu’on veut pour mentor, que les aînés ont un devoir de soutenir les plus jeunes… Guillaume Robillard a évoqué la déception voire l'amertume de certains cinéastes quand le ou la mentor qu’ils voulaient n’a pas répondu à leurs attentes. Pourtant, dans le contexte de la création artistique, se faire mentorer n'est pas nécessairement positif quand on ne partage ni la même approche ni la même finalité pour son art. Refuser de créer du lien avec un.e artiste en demande de guidance, c’est aussi un  acte de transmission. Il est naturel d’avoir envie de consulter les aînés qui nous ont précédés sur une voie artistique, mais il est important de construire son propre système de validation si on veut se lancer dans l’art commercialisé. Surtout quand on est de la Guadeloupe, car nous sommes en pleine élaboration de nos codes cinématographiques. À trop vouloir fonctionner comme les autres, on peut se perdre. À trop vouloir la validation des autres, on peut se perdre. Parfois, ne pas recevoir l'aide que l'on souhaite peut être bénéfique, car cela pousse à explorer davantage sa créativité.

Je reste perplexe quand j'entends encore le nom de Christian Lara prononcé avec agacement voire mépris parce qu'il n'aurait pas fait assez de transmission envers les plus jeunes cinéastes… Tout comme Maryse Condé, sa carrière se suffit à elle-même comme acte de transmission. Cela ne signifie pas qu’il faut les imiter, cela signifie que chacun peut s'autoriser à rêver grand quand on a la volonté d'aller au bout de sa démarche artistique. Je ne dis pas que les conseils voire le soutien d’une personne plus expérimentée sont inutiles. Je dis que l’absence de ce soutien ne signifie pas qu’il est impossible de développer une carrière artistique en ses propres termes. Et j’ajoute que le fait de ne pas suivre les traces d’un.e grand.e artiste donne d’autant plus la liberté de trouver sa propre identité artistique. Le plus grand budget au monde ne remplacera jamais une vision pour son art et l’authenticité des histoires qu’on souhaite raconter. Si nos court-métrages se distinguent dans des festivals internationaux, c’est que nous sommes sur la bonne voie, mais qu'en est-il de la reconnaissance venant du public local représenté dans ces histoires ? 

J’ai assisté à la rétrospective d’ Euzhan Palcy en février 2024. J'ai été agréablement surprise par son discours centré sur la connexion au public. C'est le discours que Pierre-Édouard Décimus et Jocelyne Béroard tiennent depuis 40 ans avec le Zouk de Kassav’. Donner de la dignité et de la fierté à leur public a toujours été leur priorité. S’il y a une leçon de transmission à retenir de ces personnes qui représentent notre excellence artistique au niveau international, peut-être serait-ce cette approche à la création que j'entends encore trop peu chez les artistes (peu importe le domaine de prédilection) de ma génération ? Ce que j’entends, c’est le besoin de validation et la colère de ne pas la recevoir. Ce que j’entends, c’est l’envie de dénoncer un système alors qu’on continue de se dévaloriser pour y entrer. Ce que j’aimerais entendre davantage, c’est l’envie de se connecter au public de chez soi, l’envie de montrer notre humanité, nos moments de peine et surtout nos moments de joie. 

La question karukerament 

Dans un court échange sur les réseaux sociaux autour d’un Podcast sur les difficultés de financement du cinéma caribéen, j’évoquais le fait que les cinéastes caribéens des USA sont toujours à la recherche du “truc” pour pirater le système de financement de leurs films. Pour eux, c'est de convaincre les grands studios, comme pour nous il s'agit de convaincre le CNC pour faire des longs-métrages… Mais est-ce vraiment ce dont notre cinéma a besoin ? Pour l'instant, je pense que le défi prioritaire est l’accessibilité de ce qui existe déjà pour organiser une industrie qui, par défaut, vise un public polyglotte et disséminé à travers le monde. Pourquoi, en tant que Guadeloupéenne, habiter à Paris devrait m’empêcher d’avoir accès à un film cubain ou trinidadien disponible uniquement à Cuba ou à Trinidad dans leur langue originale ? Depuis trois ans, j’entends l’argument “il faudrait que Netflix ou une autre grosse plateforme nous finance” dans les tables rondes de festivals. Quand je vois ce que Netflix a fait à la production des K-dramas, j’aurais tendance à dire qu’il ne faut pas compter sur ces grandes plate-formes non-Caribéennes si on veut garder le contrôle de notre production et surtout gérer équitablement les retombées pour les économies de nos pays… Mais ceci est un sujet pour un autre jour.

Conclusion

Conquête de l’espace et du temps donne des pistes de réflexion sur notre approche du temps et de l’espace mais laisse la porte ouverte sur la représentation des êtres humains et la construction d'un marché cinématographique caribéen. C'est un paradoxe pour moi de baser une analyse de films de Guadeloupe et de Martinique à travers les concepts de Glissant sans les connecter davantage à des films des autres pays de la Caraïbe pour valoriser ce regard de l’intérieur assumé… D’ailleurs, en utilisant la formule “cinéma antillais (Guadeloupe, Martinique)”, Guillaume Robillard s’autorise à passer sous silence la dimension caribéenne de son travail et les différences de contexte entre les deux îles. Par exemple, un Coco La Fleur candidat aurait-il abordé la politique de la même manière dans le contexte martiniquais de l’époque ? Peut-être que cela faisait partie des axes délaissés en cours de route face à l’ampleur du chantier à délimiter ? Ceci étant dit, il propose la distinction entre cinéma-péyi et cinéma-lotbòdlò qui reconnaît une dualité de l’identité culturelle mettant fin au débat sur “vrais ou faux Antillais” qu’on voit encore un peu trop à mon goût. Le rapport entre la communauté locale et la diaspora est un aspect que j’ai exploré dans les trois saisons de Karukerament, notamment avec Vanille de Guillaume Lorin et Antilles-sur-Seine de Pascal Légitimus. Il y a une différence entre les deux communautés mais cela ne signifie pas que cette différence devrait apporter de la dissension. Au contraire, l’Histoire nous prouve que nos succès reposent sur la coopération et l’unité entre les deux.

Dans la préface, Christian Lara préconise davantage la distinction “cinéma guadeloupéen”, “cinéma martiniquais”. Réussir à se penser en tant quel signifie avoir déjà fait le travail d’affirmation de soi face au monde pour faire les choix de carrière qui font sens pour soi. On en revient à la question de la finalité de son art et l’importance d’être en alignement dans son acte de création.  

En cinquante ans, la Guadeloupe et la Martinique ont été le terreau de pionniers dans le cinéma à l’échelle internationale. Ce n'est ni du hasard ni de la chance. Nos cinéastes d'aujourd'hui ne partent pas d'un vide intersidéral. Ils sont les héritiers de pionniers dont le parcours ouvre le champ des possibles. Quelle vision du monde veulent-ils transmettre ? L’une des dernières remarques de la discussion concernait les films récents avec une esthétique carte postale sans valeur historique. D’un point de vue Karukerament, cette tendance marque peut-être justement la fin de cette étape de conquête du temps et de l’espace. Nous montrer en train de profiter de ce style de vie que le point de vue colonial estime paradisiaque n’est pas incompatible avec le fait de raconter notre humanité. Il faudra toujours raconter le passé douloureux, mais il y a aussi de la place pour un récit sur ce qui nous rend heureux dans notre présent et dans notre futur. On a le droit d’être les personnages principaux au centre du récit. On a le droit de se raconter avec des codes et des formats qui ne correspondent ni à ceux de Hollywood, ni à ceux de l’industrie française. Et, en tant que public, j’ai hâte de voir comment nos cinéastes vont relever le défi.