Moonlight ou une Caraïbe claire obscure
En février 2020, Moonlight a rejoint le catalogue Netflix. Sur ces trois dernières années, j’ai régulièrement youtubé des scènes du film. Et à chaque fois, je dis bien à chaque fois, je me replongeais dans l’émotion du moment. Quand j’ai appuyé sur lecture, j’étais persuadée que j’aurais fait avance rapide pour ne regarder que les moments marquants dans mes souvenirs. J’avais tort. Je me suis laissée de nouveau happer par la langueur de l’atmosphère, par le silence étourdissant des non-dits, par la beauté de la cinématographie. Dans ma précédente review (disponible sur myinsaeng.com), j’avais effleuré le sujet qui me tient réellement à cœur dans Moonlight : l’enracinement de la culture caribéenne à travers le monde.
Une musique universelle
Dans la dernière séquence du film, Chiron et Kevin font la mise à jour de leur vie. Kevin dit mener désormais la vie simple qui lui convient, une vie comme celle que Bob Marley évoque à travers ses chansons. Cette référence musicale dans les Etats-Unis des années 2010 n’a pas besoin de contextualisation ni d’explication pour toute personne née avant le début des années 2000. Artiste jamaïcain, sa musique reste l’ambassadrice de son île. Cet impact dans la pop culture internationale grand public est la preuve de la force créatrice qui émane de la Caraïbe. Nos musiques ont la capacité à aider l’être humain à créer du lien entre la sphère privée et la sphère publique, ce qui est l’une des fonctions sociales de la pop music définies par le sociologue Simon Frith.
Un esprit d’ouverture inattendu
Juan, le personnage joué par Mahershala Ali, est un Afrocubain et défie les stéréotypes négatifs sur l’homme caribéen dans le foyer familial. Au-delà du fait qu’il soit un dealer influent, le film s’attache à montrer la complexité de sa personnalité. Son intransigeance charismatique face à ses clients ne l’empêche pas de faire preuve de douceur et de patience envers sa petite-amie Teresa et surtout envers Chiron. Pour Chiron, il devient un père de substitution. Il le rassure et lui sert de repère dans sa quête d’identité. Bien que les Caribéens soient souvent présentés comme homophobes et rétrogrades, il est important de nuancer ce stéréotype et montrer aussi l’ouverture d’esprit dont ils peuvent faire preuve.
Une vision du monde avec des couleurs
Dans la scène où Juan apprend Chiron à nager, il veut lui faire prendre conscience que les Noirs sont présents partout dans le monde. Pourtant, il est facile de vivre en ignorant une partie de la population. Je suis allée à Miami l’année dernière et je n’ai effectivement côtoyé que des Noirs parce qu’il se trouve que les endroits que je souhaitais visiter étaient par rapport à l’histoire des Noirs de la ville. Pourtant, le Miami des séries et des films reste celui d’un Miami blanc de luxe. Le Miami de Moonlight est un Miami noir pauvre mais il est aussi le théâtre de la part de lumière et de la part d’obscurité de l’humanité. On reproche souvent aux Afroaméricains de se penser comme seuls au monde et d’ignorer l’expérience noire à l’extérieur des Etats-Unis. Et je pense que c’est bien parce que Juan est Afrocubain, parce qu’il sait que le monde ne se limite pas à son quartier de Miami, parce que son histoire individuelle est le produit d’une histoire mondiale qu’il est d’autant plus conscient des dynamiques qui régissent notre société. C’est parce qu’il est Afrocubain qu’il est d’autant plus conscient de l’importance de choisir qui on veut être et de ne laisser personne choisir à notre place.
Quand il raconte une anecdote de son enfance à Cuba, il se place au centre de sa narration et prouve qu’il n’a pas oublié ses racines. Il courait un soir où la lune était éblouissante. Une vieille femme l’a arrêté et lui a dit qu’il avait l’air bleu et qu’elle l’appellerait “Bleu” désormais. Cette métaphore de la peau tellement noire qu’elle en paraît bleue est le nom de la pièce originale dont le film est adapté : “In moonlight, Black boys look blue” (ndlt : éclairés par la lune, les garçons noirs ont l’air bleu”. Tarell Alvin McCraney a créé Juan à partir de Blue, un dealer qui a occupé pour lui ce rôle de figure paternelle que Juan a pour Chiron. Ce Blue était-il Afrocubain ? Je l’ignore. En tout cas, j’ai grandi en entendant cette expression : “il est tellement noir qu’il en est bleu”. Toujours dans une volonté de dénigrer la peau noire… Dans ma précédente review, j’avais dit que Moonlight me donnait à voir pour la première fois une peau noire sombre sur laquelle n’était porté aucun jugement de valeur. Je retire ce que j’ai dit. Ce n’est pas que Moonlight ne porte pas un jugement de valeur. Moonlight porte un regard positif sur la peau noire. La dernière image avec Chiron enfant contemplant l’océan au clair de lune donne à la peau noire sombre une beauté poétique que je n’avais jamais vue et que je n’ai encore revue pour l’instant*.
Moonlight est dans le top 5 de mes films préférés. C’est le genre de films qui je sais m’accompagnera tout au long de ma vie. C’est le genre de films qui me fait dire à chaque fois que je le regarde “j’aurais aimé créer quelque chose d’aussi puissant… je veux créer quelque chose d’aussi puissant”. Je travaillerai dur pour.
* Il paraît que le film Atlantique de Mati Diop a une cinématographie magnifique également, j’attends qu’il soit disponible en streaming légal en France.