Jeronimo, ou vivre une identité coréenne dans la Caraïbe
Le 19 février 2020, j’ai assisté à la projection du film documentaire “Jeronimo” (2019) de Joseph Juhn au Centre Culturel Coréen de Paris.
En général, je garde mes réflexions sur la Corée pour mon blog myinsaeng.com, mais ce film documentaire est l'occasion idéale pour illustrer ma vision de Karukerament c'est-à-dire regarder le monde avec mon point de vue de Guadeloupéenne.
“Jeronimo” raconte l'histoire de Jeronimo Lim Kim (nom coréen : Lim Eun Jo), un Cubain d'origine coréenne. Ce fils d'immigré s'est battu aux côtés de Fidel Castro lors de la révolution cubaine. Fervent partisan du socialisme, il n'a eu de cesse d'œuvrer pour créer une société sans inégalité pour tous les Cubains, les immigrés coréens inclus. Au cours des dernières années de sa vie, son but était de promouvoir et de faire reconnaître l'identité coréenne de cette communauté construite à partir de crises politiques internationales.
Sur mon blog myinsaeng.com, vous pouvez retrouver mon expérience de visionnage et les perspectives de réflexion que cela m’a apporté. Ici, je ferai une critique dans un sens un peu plus strict. Comment s’est construite la communauté coréenne de Cuba ? Comment définit-elle son identité ? Comment aborder cette histoire de déracinement/réenracinement avec une approche Karukerament ?
Une histoire d’exil
Au commencement, il y a l’immigration. C'est un mot neutre pour désigner le départ d’un millier de personnes rêvant d’une vie meilleure alors que la Corée passe sous le joug japonais au début du XXe siècle. Arrivés au Mexique le cœur plein d’espoir, ces personnes se retrouvent à trimer dans les champs de henequen pendant cinq ans. Un des spécialistes interrogés a répété que c’étaient “des esclaves”. Je précise que c'était un Coréen qui parlait en anglais, il y avait des sous-titres coréens donc il n'y a pas d'ambiguïté sur le mot.
Karukerament parlant, la situation décrite correspond à l’engagisme c’est-à-dire le système légal mis en place après une abolition de l'esclavage pour continuer à exploiter des êtres humains… Je sais que les conditions de vie des engagés étaient aussi horribles que celles des esclaves noirs, mais en tant qu’Afrocaribéenne, le fait d'entendre le mot “esclave” sans une contextualisation historique plus précise sur comment l’engagisme s’est mis en place m’a dérangée. Il y aurait certainement de quoi faire plusieurs films pour aborder la question de l’engagisme au Mexique et ce n’était pas le but de Jeronimo… Mais un ou deux cartons de contextualisation n’aurait pas été superflu pour poser le cadre historique ne serait-ce que depuis l'abolition de l'esclavage au Mexique en 1857. Ceci étant dit, ma réaction m’a aussi renvoyé à ma propre perception de l’engagisme. Le mot n'est-il pas trop neutre? Ou alors le peu de fiction sur le sujet est-il trop aseptisé (cf. ma flash review de Sharmilla l’indienne aux trois familles) ? Ou est-ce un manque de visibilité ? Bref. C'est un détail qui, de mon point de vue, a de l'importance. Reprenons le fil du film.
A la fin de leur contrat de 5 ans, les Coréens deviennent des exilés car le Japon ayant annexé la Corée en 1910, ils ne peuvent donc plus rentrer chez eux. Certains restent au Mexique, d’autres migrent vers d’autres pays. Au début des années 1920, trois cents de ces exilés partent pour Cuba et se retrouvent à nouveau dans les champs de henequen et de cannes à sucre. La richesse espérée n'est toujours pas au rendez-vous, mais la vie suit son cours. Ces personnes se marient, fondent leur propre famille. Ainsi né Jeronimo, 1ère génération issue de cette immigration.
Une histoire politique
Jeronimo grandit dans des années politiquement tumultueuses sur le plan international. Après une enfance animée par le militantisme de son père qui s'investit pour que les Coréens de Cuba aient de meilleures conditions de vie, son adolescence est marquée par une époque de restriction à cause de la seconde guerre mondiale. Alors que sa communauté rejette la partition de la Corée après la guerre de 49-53, le socialisme devient son sacerdoce. Ses premiers pas dans la vingtaine se font aux côtés de Fidel Castro en fac de droit au point où Jeronimo se retrouve en première ligne de la révolution cubaine. À partir des années 60 et jusqu'à la fin des années 80, il joue un rôle important dans le gouvernement castriste. Sans renier ses origines coréennes, il dédie sa vie à Cuba, la terre où il est né. Il se donne sans compter en politique pour construire une société cubaine meilleure…
Karukerament parlant, que signifie construire une société guadeloupéenne meilleure ? La politique pratiquée est-elle au service de la population ? La Guadeloupe étant un territoire français, il devrait y avoir convergence sur les intérêts de la Guadeloupe et de la France pour bâtir une société guadeloupéenne meilleure, n’est-ce pas ? Un seul mot : chlordécone. Et nous, citoyens français, quelle est la réaction à tenir ? Quel sentiment est légitime face à cette situation ?
La loyauté de Jeronimo envers le régime a probablement dû être remise en cause à cause de ses origines, mais je crois l’angle d’approche du film. Il était Cubain avant tout. Cette communauté se définit, je cite, comme “100% coréenne et 100% cubaine”. Même quand il y a eu métissage avec la population locale. Il n'y a pas de 50/50, il n'y a pas non plus de choix à faire. Les discriminations qu’ils ont forcément subies ne sont jamais évoquées ici. Ce silence amplifie d’autant plus leur sentiment d'appartenance à la nation cubaine. Ils sont chez eux. Personne ne peut les convaincre qu’ils ne sont pas Cubains… Certes, le fait que Cuba soit une île indépendante politiquement “simplifie” probablement la question identitaire. Tout se fait sur le même territoire. Les instances décisionnelles avec un rôle crucial ne sont pas de l’autre côté d’un océan. Mais plus qu’une histoire politique du monde à travers ce destin individuel, Jeronimo pose la question de l'identité culturelle du point de vue de la diaspora.
Une histoire culturelle de diaspora
Avec la dislocation du bloc soviétique à partir de la fin des années 1980, Jeronimo s’interroge sur ses convictions politiques. Il a voyagé et à vu le confort matériel produit par le capitalisme… Une trentaine d'années après la révolution cubaine, la société égalitaire prospère dont il rêvait dans sa jeunesse ne se concrétise pas. Parallèlement, la Corée du Sud commence son envol économique. Après les Jeux Olympiques de Séoul en 1988, le pays décide de célébrer les 50 ans de la fin de la guerre de Corée en invitant la diaspora à la commémoration. Jeronimo accomplit le souhait de son père : retourner sur la terre mère. Après ce voyage, il se fixe un nouveau but : solidifier la communauté coréenne de Cuba pour qu’elle garde ses racines. Pourquoi cet enjeu ne lui est apparu que sur la fin de sa vie ? Pour le film, c'est parce que cette première génération d’enfants d’immigrés était dans la survie immédiate. Elle n'avait pas le temps de contempler son passé quand son présent était incertain. Quand établir le lien avec cette terre mère est devenu possible, leur Corée fantasmée s’est confrontée à la réalité. Sans maîtrise de la langue et sans presqu’un siècle de passé commun, en quoi ces Cubains étaient-ils toujours Coréens ? En apprenant la langue, en perpétuant les traditions de leurs ancêtres mais aussi en créant leurs propres traditions. Le succès de la Hallyu ces vingt dernières années les aide en ce sens. Grâce à Jeronimo, un monument commémorant l'arrivée des premiers Coréens à Cuba a été érigé inscrivant ainsi physiquement leur présence dans le paysage. Une association culturelle a été fondée, mais elle n'a pas d'existence légale à cause de l’enjeu politique d'influence entre Corée du Nord et Corée du Sud. Ces Cubains d'origine coréenne ne reconnaissent qu’une Corée une et indivisible. Le film s’achève sur la question de la légitimité à revendiquer une histoire, une culture, une identité. Qui sont les plus Coréens ? Ceux qui continuent de chanter les chants traditionnels dont ils ne comprennent pas le sens parce qu’ils n’en ont pas d’autres ou ceux qui laissent ces chants traditionnels tombés dans l’oubli car considérés trop rétrogrades ? Les traditions de la diaspora sont-elles moins pures que celles de la terre mère ? Perd-on l’essence d’une identité quand on naît et vit sur un autre continent sans connaître la langue de ses ancêtres ? Pour ce film, l'identité se transforme. On peut être limité dans la façon de conserver cette essence, mais tant qu'on fait l'effort conscient de reconnaître l'existence de cette identité, elle ne disparaîtra jamais.
Karukerament parlant, cela me renvoie aux débats sur “les Antillais d’ici et les Antillais de là-bas”, sur la place du créole dans la définition de notre identité, sur la xénophobie envers d’autres Caribéens, sur le rapport à la France, sur la fierté caribéenne, sur l'engagement pour la faire rayonner…
Je ne sais plus qui fait cette remarque dans le film, mais quelqu'un dit que la Corée est pour eux cette terre mère où ils savent qu’ils ne retourneront jamais. Cette certitude, cette finalité m’ont coupé le souffle. Littéralement. Parce que je sais que je ne retournerai pas en Guadeloupe. Jamais, on ne va pas exagérer. Mais contrairement à celles et ceux qui envisagent “le retour au pays” maintenant, ou dans 10 ans ou à la retraite, je ne me vois pas y vivre. Même si tous les problèmes étaient réglés, même avec le niveau de vie qui me satisfait, je ne ressens pas ce besoin. C'est un discours que j’entends peu alors que c'est une réalité partagée par beaucoup. Et j'ai le droit de ressentir ça. D’où l'intérêt des travaux universitaires et des initiatives culturelles pour analyser et tracer la pluralité de ces identités en constante élaboration à partir de racines solides. Cela me permet d'accepter humblement mon ignorance causée par le fait de ne pas être sur place. Cela m’aide à éviter le sentiment de culpabilité. Par le simple fait d'exister, de reconnaître et surtout de respecter la Guadeloupe, je fais partie d’elle comme elle fait partie de moi. Je contribue à la définir comme elle me définit. Là où je suis, elle est. Là où je suis, elle et moi sommes.