"On Sèl Kou" de Misié Sadik
Qu'est-ce qu'un classique ? Pour moi, c'est une œuvre d'art dont l'existence raconte un peuple, qu'il y ait succès populaire immédiat ou pas. En tant qu' élément culturel, son impact est tellement fort qu'il entre dans la mémoire collective au point où tout jugement de valeur ou de qualité n'a plus lieu d'être.
Recommandée par Stevy Mahy comme chanson incarnant les multiples facettes de la Guadeloupe, "On Sèl Kou" de Misié Sadik entre dans ma définition d'un classique. La première fois où j’ai réellement écouté les paroles était lors du concert de Misié Sadik à La Cigale en avril 2019. En plus, il l’a interprétée en duo avec Dominik Coco, un artiste vétéran de la scène musicale guadeloupéenne. Vu l’émotion du public qui reprenait les paroles avec une harmonie parfaite, je me doutais que c’était une chanson avec un fort impact mais c’est le visuel qui m’a fait comprendre pourquoi. Réalisé par Jean-Michel Bellejambe, le clip-vidéo en fait une capsule temporelle de la Guadeloupe de la fin des années 2000.
Communauté
Dans son interview, Misié Sadik évoque le peu de moyens qu'il avait à l'époque pour financer un clip à gros budget ou en tout cas un tournage en studio… La simplicité du concept de montrer le lieu où il a grandi en fait son originalité. Célébrer sa ville d'origine voire de son quartier fait généralement partie du storytelling des artistes hip-hop/dancehall qui fondent leur réussite sur leur communauté. Ex-ado des années 90, mon seul point de référence géographique de la scène hip-hop Kréyòl/dancehall jusqu'à ce jour se limitait à "Si Pwentapit sé té New-York, Brooklyn sé té ké Lauricis zoo". Je n'avais pas de représentation d'une jeunesse en dehors de la zone Pointe-à-Pitre/Les Abymes. Et Sainte-Anne a beau être la ville touristique par excellence, je la voyais musicalement comme ancrée dans la tradition musicale du gwo ka. La fresque en cours de réalisation dans le clip-vidéo est alors d'autant plus symbolique car elle matérialise un moment de convivialité d'une communauté jeune et dynamique s'appropriant son espace dans un contexte autre que la fête (dansante) ou le Carnaval. Grâce à ce clip-vidéo, le quartier de Dupré reste donc immortalisé et devient l'incarnation des valeurs de solidarité, d'inventivité et de résilience guadeloupéennes que les médias relayent trop peu.
Il est dommage que le clip-vidéo ne soit pas disponible en HD… Mais en vérité, si les séquences en noir et blanc donnent un aspect intime au récit du point de vue d'un jeune Guadeloupéen, la qualité basse de l'image pour nos yeux habitués à la résolution 1080 p ajoute une touche d'authenticité.
Authenticité
Les nombreux reportages de Zone Interdite et autres magazines d'investigation n'ont de cesse de dresser un portrait négatif de la jeunesse guadeloupéenne comme s'il ne s'agissait pas d'individus en état de survie permanent… On les juge sur des actes, les causes qu’on invoque ne parlent pas des véritables responsables de la violence qu’ils subissent.
Un regard complice, un éclat de rire… La caméra dans “On Sèl Kou” capture l'énergie positive de la jeunesse masculine guadeloupéenne. À travers l'artisanat traditionnel ou urbain, les jeunes expriment un pouvoir de création que les conditions socio-économiques ne peuvent étouffer. Malgré la dure réalité que Misié Sadik chante, les images de son clip-vidéo accordent à ces jeunes le droit d'être eux-mêmes sans reproduire les stéréotypes d’agressivité et de souffrance dont le cinéma et la télévision se délectent pour les déshumaniser en tant qu’hommes. Le hashtag #blackboyjoy a fleuri sur les réseaux sociaux ces dernières années où la démocratisation de la vidéo a permis aux adolescents noirs de se raconter eux-mêmes. Quand je regarde "On Sèl Kou", je pense à cette jeunesse masculine en lutte pour s'en sortir depuis des générations et sur l'importance de conserver une trace des moments éphémères de joie et de partage dans l'adversité. Les larmes versées n’empêchent pas de garder l’espoir et d’œuvrer pour changer les choses.
J'avais déjà quitté la Guadeloupe depuis quelques années quand "On Sèl Kou" est sorti en 2009. Mon cerveau a fait un reboot après mon départ, mais la Guadeloupe montrée dans ce clip-vidéo est celle présente dans mon cœur à jamais.