Bantú Mama ou comment humaniser le "hood folklore"
Violence, pauvreté, mort. Peu importe que vous soyez dans une favela au Brésil, dans une banlieue en France ou dans un quartier défavorisé aux États-Unis, c'est le récit visuel que le cinéma et la télévision ont construit autour des quartiers pauvres au cours des 30 dernières années. Jusqu'à "Bantù Mama", je ne connaissais qu'un seul récit attaché à la vie de quartier en République dominicaine. Des maisons à peine meublées, à peine assez grandes pour accueillir une grande famille réunie autour d'une grande table pour partager un repas. Des enfants qui courent partout, crient et rient. Des adultes qui se démènent quotidiennement pour survivre..... Et Han (Sung Kang) qui flirte avec une Afrolatina comme on peut le voir dans le court-métrage "Los Bandoleros". Ce spin-off de "Fast & Furious" (2009) utilise la République dominicaine comme toile de fond ensoleillée pour présenter une histoire centrée sur des personnages non caribéens. Avec la même toile de fond, "Bantù Mama" déplace le focus et met au premier plan les personnes qui vivent réellement cette réalité.
Disclaimer: risque de spoilers.
Co-écrit par Ivan Herrera, le réalisateur du film, et Clarisse Albrecht, "Bantù Mama" a été présenté en première mondiale au festival SXSW en avril 2021. Décrit comme le récit de la nouvelle rencontre entre l'Afrique et la Caraïbe, ce film raconte l'histoire d'Emma, une franco-camerounaise qui se fait arrêter en République dominicaine. Elle parvient à s'échapper et trouve refuge dans le quartier le plus dangereux. Un groupe de mineurs l'accueille et la protège jusqu'à ce qu'elle trouve une solution. Bien qu'Emma (Clarisse Albrecht) ait le rôle principal, j'ai l'impression que l'unité qu'elle forme avec $hulo (Arturo Perez), T.I.N.A (Scarlet Reyes) et Cuki (Euris Javiel) est le personnage principal, ce qui nous permet d'explorer la signification de la famille, de l'identité et du concept d'être noir dans un contexte caribéen.
Famille
Comme Dom (Vin Diesel) de "Fast and Furious" nous le montre depuis vingt ans, la famille ne se résume pas au fait de partager le même sang. Il s'agit aussi des personnes que l'on choisit de côtoyer. Dans "Bantù Mama", les circonstances réunissent Emma, $hulo, T.I.N.A et Cuki. Si je devais comparer ce film aux contes européens traditionnels, je dirais qu'il reprend des éléments de "Boucle d'or et les trois ours" et de "Blanche-Neige". Une jeune femme fugue et trouve refuge dans une maison dont les propriétaires sont différents d'elle mais l'accueillent. Elle participe aux tâches ménagères en échange de leur protection jusqu'à ce qu'elle puisse retourner dans son monde. La particularité de cette histoire est qu'Emma est une adulte mais qu'elle est aidée par des enfants. Je sais qu'elle est censée être considérée comme une figure maternelle, mais je la vois plutôt comme la tante discrète toujours prête à donner des câlins ou des conseils non sollicités. T.I.N.A. et $hulo sont responsables de la maison et ce sont eux qui prennent les décisions qui changent la vie de la famille. Dès le moment où ils décident de protéger Emma jusqu'au moment où ils partent chacun de leur côté. À la fin de l'histoire, un choix est fait et la question demeure : sont-ils toujours une famille ? Indépendamment de leur situation, toutes les familles caribéennes sont confrontées à cette question, car certains d'entre nous quittent le pays ou y reviennent après un long séjour à l'étranger. C'est pourquoi garder le sens de son identité peut devenir un défi. La société vous colle des étiquettes. C'est à vous de vous définir selon vos propres termes.
Identité
À leur manière, les personnages transcendent les stéréotypes négatifs qu'ils véhiculent habituellement dans le “hood folklore” c'est-à-dire les clichés de représentation des quartiers défavorisés. Emma est une femme française biraciale qui vit par elle-même et pour elle-même. Elle n'a pas de famille, pas de mari, pas d'enfant. Elle ne peut être définie comme une fille ou une sœur, ni comme une épouse ou une mère (baby’s mama). Elle n'est ni Jézabel, ni tante Jemima, ni reine de l'aide sociale, ni aucun des stéréotypes appliqués aux femmes noires. Et l'histoire ne consiste pas à lui faire connaître le bonheur grâce à l'amour d'un homme. Son bonheur repose uniquement sur le fait qu'elle se trouve elle-même.
$hulo ne semble pas réfléchir à deux fois à la façon dont il gagne de l'argent. Il aurait pu être un coureur de jupons, il aurait pu essayer d'être un véritable chef de gang. Pourtant, ce que nous obtenons est un jeune adulte qui aime rapper, danser et s'assurer que le bien-être de sa famille soit assurée. T.I.N.A. aurait pu être l'adolescente qui couche à droite, à gauche et qui finit par tomber enceinte. Au lieu de cela, nous avons une femme d'affaires en devenir qui tient tête aux hommes. Et enfin, Cuki arrive à l'âge où il doit faire le choix de suivre le chemin que $hulo et T.I.N.A. ont pris ou pas. Peu importe leurs actions, ils sont avant tout des êtres humains multidimensionnels avec un côté lumineux et un côté sombre. Bien qu'Emma soit afropéenne et que les enfants soient afrocaribéens, ils reconnaissent les similitudes de leur identité respective.
Blackness
Je discutais avec une amie afrocaribéenne anglophone qui a relevé des incohérences dans le comportement d'Emma. Bien que je sois d'accord avec mon amie, je ne trouvais pas non plus le comportement d'Emma irréaliste parce que, eh bien, elle est française. Et il me semblait logique qu'elle baisse sa garde et se mette en danger, en pensant que les choses s’arrangeraient comme par magie. Je n'ai jamais dissocié son identité française et son identité noire. Qu'est-ce que cela signifie d'être Noir quand on est afrodescendant ? Si vous écoutez mon podcast, vous savez que je suis intentionnelle dans ma façon d'utiliser "Afrocaribbéen.ne" comme Afrodescendant.e de la Caraïbe, alors qu'en France, il est utilisé pour décrire les Afrodescendants de la Caraïbe et les Afrodescendants d'Afrique/Europe comme une seule communauté. Nous ne sommes pas un bloc monolithique. Si nous partageons un héritage africain, il ne s'est pas transmis de la même manière et nous, les Afrocaribéens, avons aussi construit nos propres traditions. Ma scène préférée est celle que vous voyez dans la bande-annonce. Emma aide T.I.N.A. à faire un maré tèt (se nouer un foulard sur la tête) et lui explique d'où il vient. Dans notre interview, Clarisse et Ivan expliquent comment et pourquoi ils ont imaginé cette scène. Ce lien visuel met en évidence cette nouvelle rencontre entre l'Afrique et la Caraïbe. Cependant, de mon point de vue de Guadeloupéenne, cette scène est aussi une représentation nécessaire des différences au sein de la communauté noire française et au sein de la communauté afrocaribéenne. La même scène avec une femme guadeloupéenne transmettrait exactement la même fierté pour ce morceau de tissu, mais je pense que son explication insisterait davantage sur les différentes significations que le foulard a avant et après la seconde abolition de l'esclavage. Cette scène ainsi que ma discussion avec Clarisse et Ivan m'ont fait comprendre que je ne devais pas prendre pour acquis les traditions que je connais et que nous devrions chérir ceux qui ne nous laissent pas oublier notre histoire que notre cinéma aide à préserver.
Je ne veux vraiment pas vous gâcher la fin, donc je n'entrerai pas dans les détails de la signification de la fin. Tout ce que je dirai, c'est que j'ai apprécié leur idée de montrer une option. Ce n'est pas l'option que j'aurais choisie. Comme je l'ai expliqué dans l'épisode 7 de Karukerament, je suis à un moment de ma vie où j'essaie de comprendre comment être heureux dans l'endroit que j'ai choisi de désigner comme “chez moi”. Quand on est un Afrodescendant, "chez soi" peut avoir plusieurs significations. Est-on chez soi en Europe, dans la Caraïbe ou en Afrique ? C'est à chacun d'entre nous de trouver sa propre réponse.
Ecoutez l’interview avec Ivan Herrera et Clarisse Albrecht.
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Photos credit: Bantù Mama