Le Bouyon Gwada, Theodora, Perle Lama... Les leçons de media training de 2024 [4/5]

Précédemment : introduction (1/5) | (2/5) | (3/5)


Yé Moun La ! Avez-vous préparé vos popcorns sucrés salés ? Non, je ne vais pas vous faire de grandes révélations comme Perle Lama. Nous poursuivons le bilan 2024 des leçons de media training à retenir. Après avoir parlé médiatisation, il est temps de parler visibilité.  

Comment les artistes antillais peuvent-ils optimiser leurs réseaux sociaux ?

Voici le point de vue de nos artistes : tout se fait par les réseaux sociaux. “Aujourd’hui, être artiste, c’est presqu’être influenceur”, dit Keros-N dans notre discussion #streamcaribbean. 

Leur stratégie : être présent sur tous les réseaux sociaux, montrer des instants de vie familiale, faire des publications de partenariat, mais ne faire qu’une seule publication sur leur actualité musicale pour la sortie d’un projet…

Le cadre Karukerament

Avant de commencer, posons le cadre Karukerament sur l’utilisation des réseaux sociaux. Ce devrait être une plate-forme d’actualité chaude pour créer un lien de proximité avec le public et le conditionner à acheter la musique voire créer une fanbase stable. Ceci étant dit, je constate ce double discours : “tout se fait par les réseaux” vs. “c’est inutile de faire de la stratégie de contenu pour x raisons”. Les réseaux sociaux amplifient les voix de notre “petite” communauté gwadiniquaise présente à travers le monde donc il est important d’avoir trois principes en tête pour les optimiser. 

Principe 1 - Rester clair.e sur son branding  - Exemple Perle Lama

Remarque : vous pouvez me corriger sur la chronologie parce que j’écris à partir de ma mémoire et de mes échanges avec d’autres personnes. 

En 2024, Perle Lama a tenu en haleine Instagram en publiant une série de plus d’une centaine de reels pour dénoncer le fonctionnement de “l’industrie” du Zouk. A l’heure de la rédaction de cet article, 98% des vidéos ont été effacées de sa page Instagram mais vous pouvez trouver des extraits commentés par des Youtubeurs. 

Avril : Perle Lama exige que le label Aztec retire son album “Perle Rare” des plates-formes de streaming à cause d’un problème de mastering. En attendant que le label s’exécute, la chanteuse revient sur sa carrière et les abus dont elle a été victime quasiment dès ses débuts. Elle dénonce le manque de professionnalisme des labels de Zouk, évoque aussi le plagiat de certains titres. Je ne vous donne pas les détails ni les noms des personnes impliquées. Différentes vidéos Youtube/TikTok sont disponibles sur le sujet. Fin avril, Aztec accepte de retirer l’album des plates-formes. Perle Lama revient sur les débuts de son concept fitness Lagigafam.

Mai : Perle Lama continue de partager des anecdotes sur ses expériences professionnelles positives comme son contrat avec Believe et ses expériences négatives, notamment la maltraitance psychologique voire physique subie dans ce milieu. Elle fait aussi des mini-covers dans des styles musicaux différents.

Juin : Perle Lama lance un direct sur Instagram. On lui refuse l’accès au Zénith de Paris où elle doit participer au Caribbean Summer Festival. Il est dit que cette déprogrammation est à cause de certains artistes avec lesquels elle est en conflit et qui doivent aussi chanter ce soir-là. L’un des artistes finit par prendre la parole deux jours après l’incident pour se défendre. La vidéo a été supprimée depuis mais elle est toujours disponible sur certaines pages Youtube/TikTok. Dans la foulée, La 1ère publie un article d’investigation sur ce qui s’est passé. A la première lecture, l’article paraît à charge contre Perle Lama, mais en réalité, il décrit les dysfonctionnements dans l’organisation du concert qui ont engendré cette situation. En tout cas, Perle Lama annonce la sortie du titre “Pickpocketos” qu’elle voit  déjà comme le tube de l’été 2024.

Juillet : elle commence à teaser des extraits. Elle remercie Sonia Dersion de l’avoir soutenue publiquement.

Novembre : Perle Lama sort son album “Second Souffle”. Après le clip-vidéo de “Pickpocketos” dans un concept super woman, plusieurs clips-vidéos avec des réarrangements de certains de ses tubes Zouk sont mis en ligne pour montrer son concept fitness.

Question Karukerament : quel était le branding le plus approprié pour correspondre à cette saga reels confession ?

Avis Karukerament : Perle Lama avait deux choix : montrer la femme d’affaires professionnelle ou l’artiste bafouée. L’une ou l’autre, mais pas les deux en même temps. 

En mars 2024, Perle Lama témoigne dans les médias sur le revenge porn dont elle a été victime de la part de son ex-compagnon. C’est une expérience traumatisante qui s’ajoute à la longue liste de trahisons qu’elle a vécues tout au long de sa vie. Quand elle se met à raconter son histoire musicale en avril, elle parle de “réparer la musique” c’est-à-dire de mettre l’humain au centre de notre industrie musicale. Personne ne devrait avoir à travailler dans un environnement qui met en danger son intégrité. Si jamais elle écrit ses mémoires, son introduction devra commencer par la phrase d'une de ses premières vidéos sur le fait qu'elle ne voulait pas faire carrière dans le Zouk. C'est en écho avec ce que disent tous les artistes de notre génération qui veulent bien utiliser le Zouk mais refusent d’être dans la catégorie marketing Zouk.  

D’ailleurs, d'un point de vue marketing, le format de plusieurs vidéos courtes à la Reesa Teesa de “Who TF Did I Marry?” a diminué l’impact de ses propos. Reesa Teesa a planifié son récit. Non seulement elle avait documenté en temps réel ce qui lui arrivait, elle a passé 4 ans à se reconstruire avant de révéler son histoire. Le fait d’avoir planifié le récit ne signifie pas qu’elle manquait d’authenticité. Cela lui a donné un fil conducteur pour garder l’attention du spectateur. 

Sans revenir sur toutes les maladresses de storytelling et de marketing que Perle Lama a commises, la principale maladresse est d’avoir mélangé son branding à venir avec son branding Zouk du passé avec un branding du présent où elle refuse l’étiquette Zouk. Les vidéos promo de son concept Lagigafam ou du Caribbean Summer festival comme interludes publicitaires ont brouillé la sincérité de ses intentions derrière ses révélations. 

D’un point de vue Karukerament, je trouve que certains artistes ont été un peu trop à l’aise pour critiquer Perle Lama. La Perle Lama du début des années 2000 pouvait prétendre au titre de princesse du pop/R&B français dans une industrie où les Antillais étaient ouvertement méprisés. On peut commenter ses propos sans réécrire l’histoire ni minimiser ce qu’elle a accompli. En 2023, elle a fait un communiqué sur son Facebook pour dénoncer le racisme. Pendant que certains passent des heures dans des groupes WhatsApp à chercher pourquoi nos artistes Zouk galèrent à “percer au natio” et n’osent même pas parler du racisme en privé, elle est l’une des premières à avoir utilisé le terme publiquement. C’est sur ça que nos artistes auraient dû réagir. Il n’est pas trop tard pour le faire. Eux aussi sont victimes de racisme. Eux aussi sont victimes du manque de professionnalisme des labels, des médias, des organisateurs d’événements. Tout le monde n’a pas vocation à prendre la parole sur ces sujets, mais le minimum de respect quand un.e collègue prend la parole est de garder le silence, pas de se moquer publiquement. Notre santé mentale et physique devrait être la priorité et la base de toute prise de décision professionnelle. Toutes les anecdotes qu’elle a partagées montrent l’importance de poser des limites, surtout de savoir partir quand nos limites sont bafouées et garder près de soi les personnes bienveillantes.

Leçon à retenir : les réseaux sociaux sont un espace pour créer du lien avec son public, pour exprimer ses émotions, pas pour régler des conflits professionnels (j’aurais pu utiliser aussi l’exemple du conflit Kalash et Aya Nakamura, mais flemme). Chaque persone a plusieurs facettes. C’est à l’artiste de présenter la facette qui convient en fonction de la situation pour ne pas brouiller son message. La préparation est la garantie de valoriser son authenticité. 

Principe 2 - Chaque aspect de la vie privée exposée sur les réseaux sociaux devient la vie professionelle  

Fin décembre 2024, le Twitter X 971/972 s’est transformé en club de lecture pour commenter le livre “Ingrid Littré, sa vérité” de Catherine Marceline. Les internautes ont sorti les récépissés Snap/Instagram/Youtube de ces cinq dernières années pour évaluer la véracité des faits relatés. Involontairement, même Booba a contribué à alimenter ces discussions avec des publications Instagram pour soutenir ce qu’il a raconté sur Kalash dans CKO

Question Karukerament : proposer ses mémoires peut-il être une autre façon de se connecter au public gwadiniquais ?

Avis Karukerament : dans la conclusion de sa thèse de littérature soutenu en 1976, Maryse Condé écrivait que la littérature antillaise était à construire sous-entendu que nous devions devenir sujet et arrêter d’être des objets vus par les autres. Ayant l’image d’être un peuple ignorant sans culture, le peuple afroantillais est perçu comme une communauté qui n’aime pas lire mais qui aime les histoires (dans tous les sens du terme). Sans connaître le nombre de ventes de “Loin de l’Amer” de Jocelyne Béroard [review Karukerament] et “Pou Zot” de Pierre-Edouard Décimus [review Karukerament], l’engouement pour ces histoires vraies qui nous racontent se base sur cet esprit communautaire. Le livre “mémoire” se consomme, se partage, se commente en collectif, peu importe l’âge ! 

Je suis en pleine recherche sur comment marketer mes propres bouquins numériques et j’étais persuadée jusqu’à présent que le format e-book rebutait. Je me suis rendue compte que ce n’était pas le cas, vu comment certains partagaient des captures d’écran, d’autres demandaient qu’on leur envoie un PDF. Je pensais aussi que le genre (dark) romance n’intéressait qu’un public féminin. Je me suis rendue compte que les hommes ont lu le livre et même ceux qui ne l’ont pas lu avaient des commentaires à faire. Alors bien sûr, les protagonistes étant des personnalités publiques, le côté gossip/makrélaj joue un rôle dans cet engouement… Néanmoins, les échanges que j’ai vu passer montrent que ces livres “mémoires” peuvent ouvrir des débats pour guérir les maux de notre société. Laisser une trace écrite de sa vie permet d’effectuer  un travail de transmission sur plusieurs générations. Perle Lama a laissé entendre qu’elle voudrait aussi écrire ses mémoires. J’attends celles de Jean-Michel Rotin. 

Leçon à retenir : les réseaux sociaux cassent la barrière vie privée / vie publique. La vie privée peut booster la vie professionnelle. C’est à l’artiste de contrôler ce qu’iel souhaite montrer de sa vie privée. Ce contrôle doit se faire sans donner l’impression au public d’être dans un groupe WhatsApp où il ne devrait pas être. 

Principe 3 - Centraliser son contenu pour créer un lien inclusif et non exclusif

Exemple A - Soft

Le concert de Soft à la Cigale en mai reste l’un de mes meilleurs souvenirs de concerts de 2024. J’étais quand même un peu triste de ne pas pouvoir chanter leur inédit qui n’était disponible que sur WhatsApp. Je n’ai plus WhatsApp depuis le COVID. C’est un non-négotiable depuis 4 ans et c’est la première fois où j’ai BRIEVEMENT regretté d’avoir désinstallé l’application. J’accepte le fait que les artistes se promeuvent sur le réseau social de leur choix, mais je me suis sentie exclue en tant que fan alors que j’avais pris ma place depuis l’ouverture de la billetterie et j’avais convaincu une amie de venir avec moi… 

L’auditeur.ice lambda cherche la connexion avec la musique. Lae fan cherche la connexion avec la musique et avec l’artiste. Nous ne sommes plus à l’époque du monopole de Facebook. Aujourd’hui, le public a le choix entre plusieurs réseaux sociaux en fonction de son âge, ses goûts et de son temps libre. Chaque réseau social a son propre univers, son propre algorithme, ses propres fonctionnalités en évolution permanente. Un débat/événement peut se produire sur Snapchat, personne sur Instagram ne sera au courant. Une vidéo peut circuler de TikTok vers  Youtube, mais l’inverse n’est pas forcément vrai. 

Question Karukerament : comment faire quand l’artiste privilégie un réseau social que le fan n'utilise pas ?

Avis Karukerament : pour optimiser l’expérience fan, nos artistes devraient centraliser leur contenu exclusif sur une plate-forme hors des réseaux sociaux. Que ce soit un site ou une simple newsletter, le but est de créer un point de rassemblement où le public aura accès uniquement au contenu qui lui permet de vivre son expérience fan. Nos artistes étant au fond de tous les algorithmes des réseaux sociaux (à cause du manque d’optimisation de leur présence digitale ces quinze dernières années), il est d’autant plus facile de se créer un espace digital aujourd’hui où iels n’ont pas à se battre contre l’algorithme pour garder l’attention du public. Je ne suis pas en train de dire de ne pas être présent sur les réseaux sociaux. Je dis juste que n’être présent que sur les réseaux sociaux peut être contre-productif. Quel est l’intérêt d’investir son temps et son énergie en voulant être sur tous les réseaux sans même offrir une expérience fan de qualité ?

Exemple B - Keros-N

Ceci étant dit, ce n’est pas qu’une question d’expérience fan. L’enjeu pour les artistes est aussi de contrôler et centraliser les informations qui documentent leur carrière et leurs accomplissements. Je ne regrette qu’une chose dans mon épisode #streamcaribbean avec Keros-N. Je ne lui ai pas parlé de son rapport à la Caraïbe. Je pense avoir été influencée par ses interviews précédentes où cet aspect n’est pas mis en avant. On lui parle de la Guadeloupe, de la France, de l’Afrique mais pas de la Caraïbe. Pourtant, il a bossé avec Gato, un Haïtien, et Boy Boy un Trinidadien. Je ne suis que sur Instagram, Youtube et un peu Twitter/BlueSky. Je n’ai ni TikTok, ni Facebook. Les capsules vidéos n’ont pas été mises en ligne l’une à la suite des autres sur Instagram et, contrairement à Perle Lama qui utilisait un repère visuel pour nous permettre de nous rappeler à quelle vidéo on s’était arrêté, le visuel d’intro était le même. J’ai perdu le fil, sans compter que la lecture des reels sur Instagram est compliquée car il n’y a pas les boutons habituelles pour avancer/faire un retour en arrière. Bref, j’ai zappé cette info sur une collaboration Guadeloupe - Trinidad & Tobago

Question Karukerament : y a-t-il un réseau social à privilégier pour sa promo quand on est artiste antillais ? 

Avis Karukerament : Keros-N a dit non, et dans l’absolu, il a raison. Sauf que chaque réseau social a des fonctionnalités qui lui sont propres. Par exemple, la collaboration pour une publication Instagram qui te donne accès au public des autres pages de la collaboration ne se transpose pas (encore ?) sur TikTok. Si lae fan n’est abonné.e qu’à la page TikTok, comment faire pour avoir accès à l’information disponible sur Instagram ? Maintenant si on se place dans une dimension caribéenne, WhatsApp semble avoir remplacé Facebook en terme de messagerie, mais si le public trinidadien préfère Facebook, le public jamaïcain préfère WhatsApp, le public St-Lucien préfère Snapchat… On peut décliner les possibilités pendant encore longtemps. Comment se connecter à son public multiculturel et polyglotte ? C’est un véritable enjeu et oui, cela passera par l’analyse de data sur plusieurs années. 

Leçon à retenir : quand on est artiste de Guadeloupe et de Martinique et qu’on a une réelle ambition à développer un public international, le choix du réseau social compte. En revanche, pour diffuser des informations et des exclusivités, il est préférable d’avoir un espace hors réseaux sociaux.  

Conclusion FINALE

De ce que je vois,  les artistes antillais n’utilisent que 10% de la capacité de leur réseau Instagram. Le ratio vie privée/vie professionnelle est contre-productif. Nous avons une quinzaine d’années de retard à rattraper pou créer notre espace digital valorisant. Personne ne peut le faire à part les artistes à eux-mêmes. Encore une fois, Kassav’ a montré la voie en ayant un site internet alors que les artistes de ma génération sont encore réfractaires à cette idée de contrôler un espace qui leur est entièrement dédié. Un espace qui devrait être la première porte d’entrée pour créer du lien avec son public et cultiver la relation avec sa fanbase. Les réseaux sociaux devraient juste être une extension pour définir le branding et le storytelling. C’est la différence entre la viralité spontanée du “God Bless” de KRYS et la viralité organique du “Danjé” de Lycinaïs Jean.

Avant de finir ce bilan musical 2024, je vous propose un bonus des choses positives et prometteuses pour 2025.

L S