Le Bouyon Gwada, Theodora, Perle Lama... Les leçons de media training à retenir de 2024 [3/5]
Précédemment : introduction (1/5) | (2/5)
Yé Moun La! Nous poursuivons le bilan musical des leçons de media training à retenir de 2024. Médiatiquement, 2024 était l’année du Bouyon. Certains médias (afro)hexagonaux continuent à nous représenter à travers un regard misérabiliste.
cOMMENT CERTAINS Médias entretiennent-ils la guerre imaginaire Afrique - Antilles (la hiérarchisation Antilles < Afrique)
Voici le point de vue de certains médias (afro)hexagonaux. Le branding imposé : “les artistes antillais réussissent moins bien que les autres Afrofrançais” (cf. le mythe #3).
Le storytelling imposé : “les artistes antillais ont besoin des collaborations pour briller” (tout dépend des critères de validation, mais sur ces cinquante dernières, d’un point de vue Karukerament, cette stratégie a un rendement médiocre pour nous).
Le cadre Karukerament
Avant de commencer, posons le cadre Karukerament sur le filtre colonial voire le racisme intériorisé dans le traitement médiatique des artistes antillais. Pour Chris d’HYCONIQ, les médias (afro)hexagonaux ne parlent pas des artistes antillais par “peur de dire n’importe quoi” car “c’est difficile pour un média hexagonal de sembler être crédible en parlant de la musique des Antilles”... Je ne comprends pas. Regardez tout le contenu que j’ai créé sur le Zouk depuis 2019 en étant en France hexagonale, sans sortir de chez moi… Même si le Zouk n’a plus de traces digitales significatives depuis 2010, nos musiques “urbaines” ont des sites spécialisés (Loxymore, @SpectaSaySo, PepséeActu, KreyolSat) avec des biographies, des interviews, des bases de données, des playlists… Qui empêche ces journalistes de faire des recherches, de faire leur propre analyse et comparer avec d’autres créateurs de contenu ? Ceci étant dit, Chris peut se permettre de poser un regard innocent sur la question. Nous, on n’a plus ce temps de chercher à comprendre pourquoi certains médias nous ignorent, refusent de faire leur métier avec rigueur pour nous valoriser. Baloo et Keros-N ont bien conclu : ces médias ne veulent pas faire l’effort. Et parfois certains médias se font même un devoir de promouvoir leur regard misérabiliste, infantilisant sur nous… A nous de savoir reconnaître les véritables espaces valorisants.
Technique #4 - pousser une guerre imaginaire Antilles vs. Afrique (sous-entendue la hiérarchisation Antilles < Afrique
Définition : il s’agit de minimiser les accomplissements des artistes antillais en les dévalorisant face aux artistes afrofrançais non-Antillais. Et si les Antillais dénoncent ce mépris, on leur dit qu’ils exagèrent et qu’ils nuisent à la solidarité/fraternité entre Noirs à cause de leur passé d’esclaves.
Exemple - la polémique fabriquée autour du succès de “Kongolese Sous BBL” de Theodora
Contexte 2024
Comme je l’ai dit dans l’article précédent, la hype autour de la sortie du premier album de Meryl est réelle en début d’année. Maureen est aussi dans une médiatisation positive grâce à son apparition dans la saison 3 de Nouvelle Ecole en juillet 2024. DJ Quick fait de nombreuses interviews pour promouvoir le double album “Code 97”, mais son discours renforce l’image misérabiliste sur nos artistes (1, 2, 3). Cette interview résume bien l’importance d’avoir du media training et d’innover dans les stratégies promotionnelles pour nos projets. Au passage, la seule chose sur laquelle personne nous attaque est notre gestion du live et il n’y a toujours pas de vidéo de concerts liée au projet, mais tout test encore possible en 2025. Après la soirée “Kalash fait son carnaval” au festival Yardland, le concert du chanteur en Martinique s’annonce épique. Honnêtement, nous partons en pause estivale dans la sérénité. Il n’y a que la publication IG de Mouv’ sur “les artistes afro-caribéens à la conquête des streams” fin juillet qui trouble la quiétude dans une période où les news tournent au ralenti.
Une fois la rentrée passée et la news sur le concert de Kalash en Martinique, les médias (afro)hexagonaux auraient pu faire un bilan du succès estival de “Code 97”… mais bon, c’est peut-être moi qui n’ai pas vu passer les infos. Fin octobre/début novembre, pendant que s’échange et se commente l’extrait vidéo d’André Manoukian dénonçant l’injustice par rapport à l’invisibiliation de Kassav’ en France, le succès de “Kongolese Sous BBL” de Theodora est l’occasion idéale pour faire du clic au détriment des Antillais.
Ayant à peine 21 ans, Theodora est en pleine construction de son branding, ce qu’elle fait brillamment au passage. Notons qu’elle est dans le circuit médiatique urbain depuis 2023 donc la médiatisation de “Kongolese sous BBL” n’est pas le fruit du hasard. Dans son interview avec Konbini du 23 mars 2024, elle raconte comment elle bosse sa musique et ses concepts depuis deux ans. Elle ne se donne pas l’image de la petite qui fait les choses juste pour le délire. En ce sens, elle a la même approche qu’Aya Nakamura (cf. la conclusion sur les mythes autour des artistes antillais) et Kassav’ ou tout autre artiste qui réfléchit à son art pour l’adapter à l’image qu’iel veut renvoyer de la conception à la médiatisation de sa musique. Voyons comment les médias ont créé cette polémique d’appropriation culturelle pour mettre en lumière leur hiérarchisation Antilles < Afrique.
“Kongolese Sous BBL” en quelques chiffres
3 octobre : mise en ligne du clip-vidéo de “Kongolese Sous BBL”. A ce jour, plus de 7 millions de vues.
1er novembre : mise en ligne de la mixtape “Bad Boy Love story” sur Spotify.
Semaine 1 (7 novembre): en une semaine, “Kongolese sous BBL” est à plus de 500 000 streams sur le Spotify français.
Semaine 2 (14 novembre) : le titre frôle le million de streams.
Semaine 3 (21 novembre) : le titre est numéro 3 dans le top viral mondial de Spotify. C’est aussi là que les médias français commencent à médiatiser “la polémique”.
Semaines 4 (28 novembre) et 5 (5 décembre) : plus de deux millions de streams hebdomadaires.
Semaines 6 (12 décembre), 7 (19 décembre) et 8 (26 décembre) : le titre se maintient à plus de 1,5 millions de streams hebdomadaires et cumule plus de 12 millions de streams.
24/25 décembre : “Kongolese Sous BBL” est certifié disque d’or par le SNEP c’est-à-dire plus de 15 millions équivalents de streams.
Chronologie abrégée d’une polémique fabriquée par les médias
Remarque : je ne mets que ce qui est arrivé dans mes algorithmes de réseaux sociaux, car je ne veux pas perdre plus de temps que nécessaire sur ce sujet. Dites-moi en commentaires si vous êtes en désaccord.
Acte 1 - Chronique d’une polémique annoncée
2 novembre : Theodora fait la couverture de Mosaïque. Pas de polémique.
7 novembre : capsule vidéo Views sur “Kongolese Sous BBL” en tête du Top viral Spotify France depuis le 28 octobre. La légende décrit la chanson comme “une réappropriation du Bouyon”. A part des commentaires “je n’aime pas”, pas de polémique.
12 novembre : Laurent Bouneau de Skyrock tweete l’entrée du titre dans la playlist Nouvelles sorties. Pas de polémique.
13 novembre : L’ABCDR du son publie une interview intéressante de Theodora. “Kongolese sous BBL” est présenté de façon neutre comme un titre aux sonorités Bouyon. Pas de polémique.
14 novembre : une interview vidéo pour le média belge Tarmac toute aussi intéressante. Pas de polémique.
15 novembre : article Africa Radio avec le titre “Theodora met le 93 et le Bouyon en tête des charts”. Le Bouyon est défini comme “un genre musical explosif né dans les Caraïbes et boosté par les Guadeloupéens. Theodora s’approprie le Bouyon pour le fusionner à son style bien à elle” [...] “un bouyon à la française”... Qui a parlé d’appropriation en premier ?
Samedi 16 novembre : @AntillesKamo97 (littéralement notre compte gossip) tweete sur l’entrée de “Kongolese Sous BBL” sur Skyrock. C’est ce tweet que ces médias utilisent pour déclarer qu’il y a polémique…
86 commentaires, même pas 2000 likes pour un compte avec 15K d’abonnés… Je me pose encore la question des critères de ces médias pour décider ce qui constitue une polémique. On peut dire que certaines formulations étaient maladroites (et il y a des commentaires pour faire cette remarque) mais l’idée principale était de déplorer que les artistes de Bouyon Gwada ne reçoivent pas de visibilité de la part de Skyrock. C’est tout.
Samedi 16 novembre / Dimanche 17 novembre (il y a le décalage horaire) :
@spectafb intervient sur le débat. Ce tweet résume la tendance générale : “Theodora n’est pas le problème. Pour que nos artistes aient la même visibilité, il faut streamer légalement.” Je suis en désaccord sur son analyse du stream légal (cf. le mythe #7 et le mythe #6), mais retenons qu’il n’y a pas de polémique. Cette question du succès national des Afrofrançais avec nos musiques revient tous les trois mois dans le Twitter97x…voire même plus cette année parce que Meryl a enchaîné les singles et ses stats prêtent constamment à discussion. D’un point de vue Karukerament, il s’agit donc d’un énième débat familial du week-end sur la visibilité de nos artistes au national. La question n’a jamais été si Theodora faisait de l’appropriation culturelle…
Le 17 novembre, Theodora réagit avec une série de tweets. Nous retiendrons celui où elle dit les termes :
La problématique elle vient d’en haut: des radios, des médias, des plateformes auxquelles les caribeens n’ont pas accès. En vérité cette inaccessibilité elle résulte aussi d’un racisme en vers les gens d’outre-mer et les différents créoles.
Sa prise de position est celle d’une alliée. A ce jour, 8 commentaires en réponse où personne ne l’attaque et 548 RT. Où est la polémique ? @Antilleskamo97 retweete même les messages de Theodora et conclut sur le vrai problème : l’accès à la visibilité nationale pour nos artistes. Affaire classée.
Trois réactions possibles pour les médias (afro)hexagonaux le lundi matin :
option A: continuer à nous ignorer comme d’habitude.
option B: rebondir pour dénoncer les injustices que les artistes antillais subissent et les intégrer enfin dans leur ligne éditoriale.
option C: faire du clic en fabriquant une polémique Antilles < Afrique sous prétexte de valoriser Theodora en présentant, encore une fois, les Antillais comme le problème.
Faire son boulot de média comme Mosaïque qui, le 17 novembre, médiatise l’ascencion fulgurante de Theodora dans une publication IG valorisante sans parler de polémique… Ou inventer un problème, tel est le dilemme.
Acte 2 - quand les médias s’emmêlent…
Pendant un mois, certains médias boostent leur référencement avec les mots-clés bouyon, Theodora, antillais, polémique. Des analyses en long et en large sur les propos parfois maladroits d’INTERNAUTES LAMBDA au lieu de dénoncer le racisme systémique que les artistes antillais subissent. Pourquoi ces créateurs/journalistes (afros) refusent-ils d’analyser le racisme systémique de notre point de vue ? Non seulement ils ne le font pas, mais ils nous disent qu’on se trompe de combat parce qu’on devrait être content que d’autres Afrofrançais popularisent nos cultures.
Des analyses en long et en large sur la viralité de “Kongolese Sous BBL” en taclant au passage les artistes antillais pour rappeler qu’ils “échouent” au national principalement pour deux raisons : ils sont trop “locaux” et n’adaptent pas assez leur contenu au goût français (cf. le mythe #6 et le mythe #8 - les artistes antillais ne peuvent faire carrière qu’en France), le public antillais est fait d’ignorants de sa propre histoire de colonisés et qui ne poussent pas assez ses artistes (cf. le mythe #6).
Ainsi, chaque tweet/article/vidéo met en scène cette technique de guerre Antilles vs. Afrique (sous-entendue Antilles < Afrique). L’invisibilisation des artistes gwadiniquais à cause des problèmes structurels est anecdotique. Par contre, le regard biaisé de la médiatisation (afro)hexagonale n’est jamais remis en question et sert même à mettre en lumière d’autres Afrodescendants qui “percent” avec les musiques caribéennes.
18 novembre : article de Konbini - Est-ce que le succès de “Kongolese Sous BBL” de Theodora a des raisons de faire polémique ? Cet article incarne exactement le dialogue Kamoulox de cette situation avec deux argumentaires qui ne parlent pas du tout du même sujet.
Le point de vue des Antillais (Loxymore) : Theodora n’est pas le problème. Il n’y a pas d’appropriation culturelle. Notre problème est la façon injuste dont les médias (afro)hexagonaux traitent nos artistes.
Le point de vue des médias (afro)hexagonaux (= tout ceux qui imaginent cette “polémique”) : la colère des Antillais est légitime, mais elle n’est pas dirigée vers la bonne personne. Il n’y a pas d’appropriation culturelle. C’est vrai que vous subissez le racisme, mais au moins les autres artistes non-Antillais font découvrir vos musiques à un public qui ne vous connaît pas.
Notons la conclusion qui dédouane les responsables des radios, donc le problème d’accessibilité à ces plates-formes (afro)hexagonales existe-t-il ou pas ?
Article Konbini - Est-ce que le succès de “Kongolese Sous BBL” de Theodora a des raisons de faire polémique ? (18 novembre 2024)
Capsule vidéo de musicfeelings : tout un argumentaire pour arriver à la conclusion que les internautes antillais avaient déjà écrites : il n’y a pas de polémique à faire et il faut réfléchir à comment soutenir les artistes antillais.
Ce tweet de @KarliitoYolo en réponse recadre encore une fois sur le vrai problème avec cette vidéo qui est un extrait d’une ancienne interview de Kalash que j’ai moi-même eu l’occasion de partager sur mon Instagram. Encore une fois, je ne partage pas la vision de Kalash, mais je suis d’accord sur l’existence de cette réalité où nos artistes n’ont pas accès aux plates-formes comme les autres artistes afrofrançais.
19 novembre : un article de charts in France dit que Theodora est accusée d’appropriation culturelle sans préciser par qui ni dans quel sens.
21 novembre : Views fait une publication IG sur Theodora pour sa 3ème place dans le Top viral mondial Spotify. Un peu plus tard, le média fait un fil Twitter/un carrousel IG avec pour titre “Theodora, emprunter au Bouyon pour mieux l’exporter”. J’attire votre attention sur l’évolution de la rhétorique.
a) On passe de l’ “indignation légitime” (Konbini) à la “colère légitime” qui n’est pas dirigée vers la bonne personne…
b) On passe du “peut-être qu’elle fera découvrir le Bouyon ” à “elle pousse le Bouyon dans les algorithmes d’un public encore peu éduqué aux sonorités caribéennes”. Plusieurs commentaires sur leur post IG recadrent sur les incohérences de certaines phrases. J’ajoute que cet argument sur le fait de nous faire découvrir aux autres, c’est FAUX. L’algorithme de Spotify ne fonctionne pas de cette façon pour nous.
23 novembre : Spotify France publie un Zoom Guadeloupe et Martinique pour mettre en lumière une dizaine d’artistes antillais. Vous allez me dire que c’est hors-sujet, mais justement c’est totalement le sujet qu’on mette nos artistes en avant sans qu’il y ait besoin de polémiquer par rapport à un autre. Enfin Yu Meï est citée ! Jusqu’à présent, on ne parlait que des Holly G qui, heureusement, ne se sont pas exprimées. Les mentionner à chaque fois pour les comparer à Theodora et dire à chaque fois qu’elles font moins bien que Theodora… Qui est allé demander aux Holly G la carrière qu’elles souhaitent ?
Musicfeelings annonce une vidéo avec cette image teaser sur ses réseaux sociaux (cf. tweet) :
Quelqu’un m’a envoyé le teaser. Voici ma réponse sans avoir regardé la vidéo :
24 novembre : Musicfeelings met en ligne la vidéo “L’incroyable vérité qui dérange dans la guerre Afrique - Antilles (Theodora, Aya)”...
Quelle est l’incroyable vérité dérangeante dans la guerre Afrique-Antilles ? Je n’ai pas compris… Tant mieux si cette vidéo a été éducative pour certains, même si je ne suis pas sûre que les gens comprennent que le respect mutuel entre musiciens africains et musiciens gwadiniquais ne se limite pas à Kassav’... Des artistes comme Angélique Kidjo ont confié leur direction artistique à des gens de chez nous sur certaines périodes de leur carrière. Et elle n’est pas la seule. Je vous laisse googler Michel Alibo, Stéphane Castry, Thierry Fanfant et Jacques Schwarz-Bart, et ce n’est que la génération Kassav’ ou juste après. Ma génération et celle qui arrive continuent la tradition. Que ce soit ceux qui sont reconnus comme Kalash en feat. sur “In My Feelings” de Kel-P sorti en février 2024 ou ont un public de niche comme Meemee Nelzy (Guadeloupe) qui a sorti l’EP “Maison D’Amour” avec le producteur sud-africain Privacii en octobre 2024. D’un point de vue Karukerament, ces collaborations Caraïbe - Afrique ne sont ni un mystère, ni une anomalie et ne se limitent pas à la Guadeloupe/Martinique. Depuis 2019, je vous parle du DJ Haïtien Michaël Brun qui collabore avec des artistes du Nigeria. Mr. Vegas (clip tourné en Guadeloupe) et Spice ont chacun une collaboration avec Yemi Alade. Machel Montano (Trinidad and Tobago) vient de sortir une collaboration avec Davido… Je suis perplexe sur le fait d’analyser nos revendications sur l’absence de médiatisation ou d’appréciation de nos cultures par le prisme d’un conflit qui n’existe même pas pour nous. Le continent africain apprécie notre culture comme une culture à part entière. Maryse Condé (Guadeloupe) et Frantz Fanon (Martinique) sont probablement les noms les plus connus. En 2021, Luc Saint-Eloy a gagné le Sotigui d’Or lors de la cérémonie de récompenses du cinéma de tout le continent africain [article Karukerament]. Le réalisateur guadeloupéen Christian Lara s’était fait un devoir d’exercer cette coopération professionnelle entre le continent africain et la Guadeloupe. Pour preuve, l’acteur burkinabé Gustave Sorgho tient l’un des rôles principaux dans le film “L’homme au bâton, une légende créole” sorti en octobre 2024 [épisode Karukerament].
Je m’égare un peu, mais permettez que je profite de l’occasion parce que je ne compte pas me réexprimer sur ce non-sujet de guéguerre Afrique-Antilles qui, de mon point de vue Karukerament, reflète bien le discours que le film “Ni Chaîne, Ni Maître” a créé sur les descendants des peuples esclavisés/colonisés. Et ça, par contre, j’en parlerai en 2025. Cette vidéo a le mérite de montrer l’effort parfois violent que certains Afro-non-Antillais doivent faire pour se décentrer et commencer à concevoir le Zouk comme un genre musical à part entière avec une culture, une histoire et pas juste comme du (plagiat de) R&B. La condescendance que nous subissons dans certains espaces afrofrançais n’est pas dans notre tête. Cette vidéo et les témoignages d'artistes qui ont fait du Zouk ( cf. les invités de la saison 1 de On Parle R&B), Kaysha en tête, qui ont subi ces moqueries le prouvent. Et ce n’est pas parce que les copains “antillais” rient face aux moqueries et servent de caution qu’il n’y a pas de manque de respect. Ceci étant dit, à nous de savoir reconnaître et/ou de créer nos espaces safe valorisants.
Bref, la “polémique” autour de Theodora concernait la médiatisation du Bouyon et pas du lien Zouk entre Afrique-Antilles… Une nouvelle semaine s’annonce. Les médias sont toujours face aux trois options : ignorer, se remettre en question et ouvrir le débat pour soutenir les artistes antillais, continuer à fabriquer cette polémique sur le dos du public antillais.
Acte 3 - Quand certains médias persistent et signent
25 novembre : Rap’Elles propose un décryptage de la “polémique” via un carrousel IG : “Kongolese Sous BBL : un succès qui relance le débat sur la visibilité des artistes antillais”... Toujours la citation du tweet de @AntillesKamo97 comme exemple de xénophobie parce qu’iel a utilisé le terme “la Congolaise” alors qu’il n’y a littéralement aucun adjectif pour indiquer un quelconque mépris. Je ne nie pas le fait que certains internautes aient pu tenir des propos xénophobes. Les trolls existent dans notre communauté aussi. Cependant, en utilisant ce Tweet pour “dénoncer la xénophobie”, ces médias utilisent exactement la même rhétorique du Blanc qui est choqué parce qu’on le décrit comme Blanc par rapport à un Noir victime de racisme.
27 novembre : Yoottle, un média digital guadeloupéen, met en ligne une capsule vidéo explicative de “la polémique”. Aucun commentaire, partage sur la page Twitter. La vidéo Instagram génère à peine une centaine de commentaires. La majorité dit qu’il n’y a pas d’appropriation culturelle. Le Bouyon venant de la Dominique, pourquoi les Guadeloupéens se sentiraient plus légitimes pour se plaindre ? Donc encore une fois, où est la polémique ? Et on fait même notre autocritique au passage.
Nova propose un décryptage détaillé de “Kongolese Sous BBL” mais aucune mention du Bouyon, des Antilles/Caraïbe ni de cette “polémique”.
28 novembre : Numéro magazine publie une interview valorisante pour Theodora. Je vous invite à regarder la description alambiquée de “Kongolese Sous BBL” en tant que “réappropriation”... Pourquoi ce terme ? En tout cas, pas de mention de la polémique.
Fin novembre (je n’ai pas la date exacte) : Rap City France publie un article de son Dico Rap “Le Bouyon, c’est quoi ça ?”. C’est peut-être l’article le plus complet sur la définition du Bouyon et qui résume la polémique sans critiquer le public antillais. La conclusion se fait sur les vraies questions sur le racisme que les artistes antillais subissent.
Point chronologie : nous sommes TROIS SEMAINES après le tweet de @AntillesKamo97. Trois semaines où les internautes antillais ont déjà archivé le dossier “Kongolese sous bbl”.
7 décembre : émission “La Pluie et le Beau Temps” sur Mouv’ consacrée à “Theodora, la jeune prodige”.
Toujours la même rhétorique :
1) la colère des Antillais est légitime mais n’est pas dirigée vers la bonne personne… car ce n’est pas de l’appropriation culturelle
2) Theodora permet de faire découvrir le Bouyon. L’originalité ici est d’utiliser Joé Dwèt Filé comme caution en diffusant un extrait d’une autre émission où il dit que généralement les Haïtiens sont fiers quand un Non-Haïtien fait un titre aux sonorités konpa. (Pour rappel, c’est la même idée que Loxymore partageait dès le 18 novembre… Et c’est le consensus de toutes nos personnalités comme Fanny J, Claudy Siar, Lorenz [notre discussion #streamcaribbean] etc qui s’exprimaient déjà sur le Zouk/Pop Urbaine en 2021).
Par contre, l’absence de médiatisation de nos artistes comme les Holly G, que les chroniqueuses elles-mêmes connaissent, ne dérange pas plus que ça.
10 décembre : capsule vidéo de Rap City France sur TikTok pour expliquer la polémique… “Il y a un paquet de gens sur Internet qui accusent Theodora de s’approprier un style musical”. Encore une fois, où sont ces accusateurs ?
18 décembre : Yard fait un carrousel Instagram sur “L’heure du bouyon, mais celle des Antillais ?” Les tweets “polémiques” cités datent du 15 novembre et du 16 novembre (cet internaute en particulier a l’habitude de faire des tweets subversifs… Il devait être mort de rire devant les réponses). Pareil, j’ai fait un commentaire IG sur les incohérences de certaines phrases de cette analyse dont la conclusion revient au discours habituel qu’on nous rabâche sur les difficultés à cause de l’éloignement, du manque de moyen, que les Antillais n’ont pas la même temporalité blablabla… Concrètement, aucune remise en question de l’attitude des médias, de l’industrie et de cette vision infantilisante fataliste que j’ai déconstruite dans la série sur les mythes autour des artistes antillais.
23/24 décembre : @AntillesKamo97 tweete sur la certification Or de Theodora avec “Kongolese Sous BBL”. 0 polémique.
Capsule vidéo de RAP CITY France du 10 décembre republiée sur leur page Instagram … Dites-moi quel est l’intérêt une veille de Noël…
Mosaïque fait une publication IG sur la certification du single or sans mentionner aucune polémique.
J’ai pris le temps de citer le magazine Mosaïque comme exemple de média tenant sa ligne éditoriale pour soutenir un.e artiste. Toutes leurs publications de novembre/décembre ont valorisé Theodora sans parler de cette polémique fabriquée par certains médias, sans dénigrer le public antillais. C’était donc possible.
Acte 4 - Et maintenant on fait quoi ?
Leçon à retenir : il n’y a pas de guerre Afrique-Antilles. Par contre, certains projettent effectivement une hiérarchisation Antilles < Afrique. Ils nous jugent à travers un filtre colonial intériorisé. Peu importe le caractère exceptionnel et unique de nos accomplissements, nous restons la cible de leur mépris. L'exemple le plus parlant à ce jour, c'est Baloo. Ces derniers mois, il a eu l'occasion de partager des anecdotes où on a dévalorisé ce qu’il a construit ces quinze dernières années, où on lui a manqué de respect dans le milieu français… Pourtant, à l'échelle française, son parcours est exceptionnel. Est-ce qu’il y a beaucoup de Français qui ont fait autant, en aussi peu de temps et par leurs propres moyens ? Pourtant, d’un point de vue Karukerament, à l'échelle caribéenne, son parcours est limite une norme… Maryse Condé a une image de petite bourgeoise intellectuelle, mais, de mon point de vue Karukerament, elle est l’incarnation de cette image de la maman noire de la débrouillardise célébrée dans les sitcoms US des années 90. Pour moi, le plus important est de se placer au centre et de s’autovalider. Si l’entourage ne nous respecte pas, c’est à eux de se remettre en question, pas à nous de les éduquer. Il y a trop de personnes qui nous respectent et avec qui nous pouvons fonctionner en solidarité pour perdre notre temps et notre énergie avec ceux qui cherchent des conflits là où il n'y en a pas mais ne consacrent pas cette énergie à être des alliés.
Nous ne contrôlons pas les médias. Quand ils sont déterminés à nous imposer une image, à nous raconter de leur point de vue, on ne pourra jamais les faire changer d’avis. Si tu n’as pas lu l’Art de la Guerre de Sun Tzu, n’essaye même pas d’aller à la confrontation sur leur terrain. Je suis tout à fait sérieuse quand je dis ça. Si cette polémique fabriquée ne convainc pas nos artistes de sélectionner les médias où ils vont pour les valoriser et contrôler le récit qui est fait d’eux, je ne sais pas ce qui les en convaincra.
Conclusion
Certains médias (afro)hexagonaux ont cherché à instrumentaliser le succès de Theodora contre nous. On leur disait “les médias ne s’intéressent pas à nos artistes”, eux répondaient “ce n’est pas la faute de Theodora”. On leur disait “regardez nos stats, comment faire pour avoir accès à la médiatisation nationale, aux playlists officielles”, eux répondaient “votre colère est légitime, mais Theodora a le droit de faire du Bouyon”.
Un véritable dialogue Kamoulox documenté ici qu’on n’oubliera pas. Avant de venir dire qu’eux ils ont vu plein de commentaires xénophobes sur Theodora, je questionne la gestion de leur algorithme. S’ils ne voient que des commentaires négatifs venant de et/ou sur la communauté gwadiniquaise, ils ne suivent pas les bonnes personnes et de fait leur objectivité journalistique est biaisée. Peut-être est-ce la raison pour laquelle ils considèrent qu’écrire “les artistes antillais subissent le racisme en France” est suffisant comme médiatisation. Pour la dernière fois, les artistes antillais demandent juste à être valorisés par rapport à leur musique. Rendez-vous fin 2025 pour voir si des médias auront enfin ouvert leur ligne éditoriale ?
D’ici là, la troisième cérémonie des Flammes aura eu lieu. Depuis le début, je dis que cette récompense du morceau caribéen ou d’inspiration caribéenne est problématique parce que sans changement dans la médiatisation, nos artistes ne feront jamais les chiffres dans le temps imparti pour prétendre à une récompense. Si la Flamme du meilleur morceau caribéen ou d'inspiration caribéenne est maintenue (ils seraient capables de la supprimer juste pour ça), qui devrait gagner ? Theodora avec un disque d’or sur un single aux sonorités Bouyon ? Damso et Kalash avec un disque d'or sur un titre shatta ? Meryl qui a multiplié les singles cette année dont les streams cumulés aux pistes de son album “Caviar I” dépassent sûrement les 15 millions de streams Spotify ? Qui d'autre serait nommé pour l'année 2024 ? Maureen qui a plus fait de collaborations que la promo de son EP “Bad Queen” mais est dans le club des plus d’1 million d’abonnés Spotify ? KRYS avec le single “God Bless” dont la viralité lui a permis d’atteindre les 2 millions de streams Spotify rapidement mais aura difficilement un disque d’or dans le temps imparti sans stratégie marketing ? Et Lycinaïs Jean dont le single “Danjé” frôle le million de streams sur Spotify mais dont le clip-vidéo a fait plus de 11 millions de vues en 5 mois sur Youtube ?
Si un.e Gwadiniquais.e gagne cette récompense en 2025, ce sera à jamais la “caution antillaise” dès que nos artistes se plaindront de la différence de médiatisation. Si un.e non-Gwadiniquaise gagne cette récompense (ce qui objectivement devrait être le cas soit avec Theodora ou Damso), les Gwadiniquais.es pourront-ils encore prétendre à cette récompense sans changement structurel ? Vous avez quand même des médias qui ont republié le communiqué de Theodora sans prendre en compte sa critique sur le racisme dont eux font preuve envers les artistes ultramarins…
Toute cette “polémique” aura mis en lumière un point important : quels sont les critères de validation qui comptent ? Kalash en a fait un petit rappel pour le point de vue français en novembre 2024. Le point de vue Karukerament se rapproche davantage de celui des Caribbean Music Awards qui s’intéressent davantage à la qualité artististique et les efforts de branding/marketing plutôt que les streams (cf. discussion #streamcaribbean avec Dane Taylor, le CEO des CMA). Ce n’est pas juste une question de réalisme sur les résultats que nos artistes peuvent obtenir. C’est surtout parce que c’est l’approche la plus saine du métier d’artiste pour leur santé mentale. Cette question du bien-être de nos artistes est absente de toutes les discussions alors qu’elle devrait être centrale. Ce qui m’amène à la dernière thématique du regard misérabiliste sur les Antillais : comment les artistes antillais utilisent les réseaux sociaux de façon chaotique.
P.S : je critique Spotify France depuis l’ouverture de son Zouk Station (et je continuerai tant que cette playlist ne sera pas Zouk). Je critique aussi les médias quand ils défendent encore leur ligne éditoriale discriminante avec des arguments de mauvaise foi, mais il y a clairement des gens qui bossent dans toutes ces structures qui veulent répondre ENFIN à nos attentes. On vous voit, on sait que c’est difficile pour vous, ne lâchez rien !
A venir
En 2024, Perle Lama a tenu en haleine Instagram en publiant une série de plus d’une centaine de reels pour dénoncer le fonctionnement de “l’industrie” du Zouk. […] Fin décembre 2024, le Twitter X 971/972 s’est transformé en club de lecture pour commenter le livre “Ingrid Littré, sa vérité” de Catherine Marceline. […] quand on est artiste de Guadeloupe et de Martinique et qu’on a une réelle ambition à développer un public international, le choix du réseau social compte.