Le Bouyon Gwada, Theodora, Perle Lama... Les leçons de media training à retenir de 2024 (2/5)

Précédemment : introduction


Yé Moun La! J'espère que vous avez passé une bonne année musicale 2024. Médiatiquement, 2024 a été l’année du Bouyon. Mais pas que ! Et si on faisait le bilan de comment nos cultures, nos artistes et nous, public premier, avons été moqués et méprisés…

Comment certains médias entretiennent-ils un regard misérabiliste sur la Guadeloupe et la Martinique ?

Voici le point de vue de certains médias (afro)hexagonaux. Le branding imposé : “les artistes antillais sont des amateurs débauchés qui ne prennent pas ce métier au sérieux” (cf. les mythes #1, #2 et #5)

Le storytelling imposé : “les artistes antillais sont les oubliés de l‘industrie musicale française parce que ce sont des amateurs, parce qu’ils viennent d’une petite île, parce qu’ils sont trop communautaires, blablabla. Ils veulent la validation de la France” (cf. les mythes #1 et #2). Ce regard biaisé sert de fil conducteur à chaque interview dans les médias (afro)hexagonaux. 

Technique #1 - le hors-sujet distraction

Définition: quand un média se focalise sur nos problèmes socio-économiques au lieu d’assurer son rôle de valorisation de nos musiques. 

Exemple A  - Booska-P et la couverture médiatique des problèmes en Guadeloupe/Martinique vs. sa couverture médiatique de nos artistes.

Problèmes socio-économiques : la vidéo témoignage sur les dysfonctionnements en Guadeloupe (juillet 2024) et les violences contre la vie chère en Martinique (septembre 2024).

Musique : Meryl et Kalash sont leurs artistes fétiches. Chacun a eu droit à 3 articles sur le semestre 1, mais rien sur le semestre 2. Pourtant, Meryl a été active tout au long de l’année en enchaînant la sortie de singles. Aucun, même pas “Dembow Martinica” qui était sur “Caviar I” [review Karukerament], n’a eu droit à un article. Maureen aussi a été mise en lumière (interview, articles sur les collaborations avec MIKL et Jyeuhair) mais aucun article spécifique sur son EP “Bad Queen” [review Karukerament].

Exemple B - Brut et la couverture médiatique des manifestions en Martinique contre la vie chère vs. sa couverture médiatique de nos artistes.

Problèmes socio-économiques : sur la vie chère, deux capsules vidéos (1 et 2) et un article en septembre, une capsule vidéo et un article en octobre. Sur la musique, un article sur Meryl en juin et une capsule vidéo de Maureen lors du tournage de son clip-vidéo avec Jyeuhair en août.

Question Karukerament : pourquoi des plates-formes dédiées à l'actu musicale, ou au sens large la pop culture/lifestyle, créent du contenu sur nos problèmes socio-économiques au lieu d’écrire des articles sur nos artistes en promo ? 

Avis Karukerament : si un média musique/pop culture nous utilise pour se créer une ligne éditoriale plus axée politique, autant aller jusqu’au bout de la démarche et faire des articles à un rythme régulier parce que nos problèmes existent depuis des décennies… Il y a matière à écrire. Ceci étant dit, ce contenu “politique” hors-sujet est de la distraction pour renforcer le regard misérabiliste sur ces “petits Antillais oubliés d’un système dont ils veulent la validation”.  

Qui a confié à ces médias la mission d’écrire sur nos problèmes ? La seule chose qu’on veut est que l’actualité musicale de nos artistes ne serve pas de bouche-trou quand les news sont au ralenti (nous n’oublierons pas 2021 pour le Zouk, 2023 pour les musiques urbaines, 2024 pour le Bouyon). La situation juste serait d’intégrer l’actualité de nos artistes à leur ligne éditoriale.

Leçon à retenir : pour le moment, la médiatisation sur ces plates-formes (afro)hexagonales est superficielle et inutile. Au lieu de chercher cette validation, nos artistes devraient bosser la création de contenu pour se donner une visibilité (digitale) valorisante. Le public antillais sera au rendez-vous car ce public si décrié et méprisé a un pouvoir d’influence réel. C’est ce public qui booste les publications dans les algorithmes. Chaque commentaire, chaque like, chaque partage contribue au rayonnement de ces médias qui traitent nos artistes comme des artistes à part. On en reparlera dans la guerre imaginaire Afrique - Antilles

Technique #2 -  l’objectivité biaisée

Définition : quand une personne utilise son statut d'expert (universitaire ou passionné) pour proposer une analyse bancale sur les cultures caribéennes sans interroger sa perspective colonialiste intériorisée. 

Exemple : Tracks Arte (septembre 2024) - le documentaire “le bouyon : la transgression à 160 BPM”

Description : un documentaire d’une quinzaine de minutes qui cherche à définir le Bouyon gwada en tant que genre musical et style de danse. 

Question Karukerament : ce documentaire déconstruit-il réellement les clichés négatifs sur les Antillais ?

Avis Karukerament : l'enthousiasme du musicologue journaliste à l'origine du documentaire se ressent, mais il a respecté les représentations biaisées habituelles : des artistes qui font tout à l'instinct, ont 0 notion de business, 0 stratégie marketing et attendent que l'industrie hexagonale les organise. Seul point positif : Yu Meï a eu l'occasion de s'exprimer mais sa singularité n’est pas du tout mise en avant. Et c’est d’autant plus dommage parce qu’elle est la seule actuellement dans le Bouyon Gwada (avec Shanika) à avoir réfléchi à son branding et à son storytelling.

La conclusion sur le fait que le Bouyon Gwada peut avoir la même trajectoire que le (la?) jersey club ou l'amapiano? Non. D’un point de vue Karukerament, nous devrions chercher à avoir une industrie saine que nous contrôlons, pas être exploités par les autres encore une fois. Nos artistes shatta et Bouyon n'ont pas créé de contenu avec une définition valorisante de leur démarche artistique, voilà le résultat. 

Le regard misérabiliste de l’expert est le plus difficile à changer parce qu'il se veut objectif et scientifique. Déjà que nous ne sommes pas soutenus dans les médias de divertissement et d’information, qui va contester un reportage diffusé sur Arté, la chaîne documentaire européenne de référence ? 

A titre de comparaison, quelques semaines plus tard, Tracks a proposé un reportage sur le Maloya 2.0 de la Réunion. Personnellement, j'ai trouvé que c'était valorisant parce que les artistes étaient clairs sur leur volonté de continuer à développer leur musique traditionnelle. C’est l’une des différences de storytelling par rapport à chez nous. Eux revendiquent leur musique et montrent comment ils l’adaptent au goût du jour. Nous, nous en sommes à la 2ème génération d'artistes qui dit aimer le Zouk mais refusent de le développer voire même d’y être associés.

Leçon à retenir : le format documentaire n'est pas la garantie d'une bonne représentation. Être face à un expert de la musique qui se pense bienveillant ne signifie pas que cette personne a l’expertise pour parler de nous… Et cela vaut pour les documentaires sur un artiste spécifique comme “Admiral T, de Boissard à Bercy” (2021), “Maureen on the Corner” (2023), “Meryl, Bénie” (2024), “24 heures avec Kalash en Martinique” (2024).

Technique #3 - le bon compliment, mauvais timing

Définition : quand un média reconnaît publiquement nos qualités artistiques mais jamais au moment où on en a besoin pour booster notre visibilité de façon valorisante et faire grandir notre public. 

C’est la technique la plus subtile parce qu’on passe pour des ingrats, si on les critique. “Pourquoi tu te plains alors qu’on te fait un compliment ? C’est déjà pas mal, non?” D’un point de vue Karukerament, non !

Exemple A - Kassav’ au Grand Echiquier spécial Outre-Mer (octobre 2024) 

Description : émission musicale spéciale Outre-Mer. Kassav’ chante. Jocelyne Béroard et Jean-Claude Naimro restent une dizaine de minutes sur le divan des interviews. On ne leur pose qu’une seule question. Avant que la séquence se termine, André Manoukian rappelle que ce manque de reconnaissance envers Kassav’ est une injustice. Jean-Claude Naimro a le réflexe de répondre “nul n’est prophète dans son pays”. Jocelyne Béroard ne commente pas.

Question Karukerament : de quel type d’allié avons-nous besoin dans l’industrie ? 

Avis Karukerament : cet extrait a fait le buzz en cumulant plus d’un million de vues en quelques jours. En réalité, cela ne change rien pour Kassav’, mais cela est un exemple du minimum syndical attendu d’un véritable allié. L’allié est celui qui utilise son privilège pour nous mettre en lumière sans rien attendre en retour. Je pense que le meilleur exemple est Kassav’ qui justement s’est toujours comporté en allié pour les artistes des communautés afro auxquels le groupe croyait. André Manoukian a l’air d’être un allié de Kassav’. L’autre exemple de l’allié que je citerai est celui des DJs de la French Touch du début des années 2000 qui ont intégré DJ Mehdi dans leur réseau, l’ont soutenu dans des collaborations inédites et l’ont aidé à faire passer sa carrière à l’étape supérieure. 

Leçon à retenir : oui, les artistes antillais sont discriminés à cause de leurs origines. Oui, leurs accomplissements sont dévalorisés à cause de leurs origines. Oui, l'industrie le sait.  A nous de savoir repérer nos alliés. Celui qui se contente juste de constater l’injustice que nous subissons en privé mais est capable de minimiser voire délégitimer publiquement notre combat pour une reconnaissance méritée n’est pas un allié et n'a rien à faire dans notre entourage. 

Exemple B - la promo de Fanny J en 2024

Il est important de rappeler que Fanny J est Guyanaise mais elle revendique le Zouk et doit affronter les mêmes obstacles que nos artiste gwadiniquais.es.

Description : pour promouvoir sa tournée de fin 2024/2025, Fanny J fait des interviews sur des plates-formes (Konbini, BET TALK, Bang ! Bang !) qui ont l’habitude de ne pas faire une médiatisation valorisante de nos artistes. En 2024, on ne lui parle que de son premier album sorti en 2007 et de l’anecdote d’ “Ancrée à ton port” (qu’elle avait déjà racontée à Voici en août 2023 et à Brut en octobre 2023), du manque de reconnaissance du Zouk au niveau national. 

Question Karukerament : Fanny J a fait une pause volontaire entre 2015 et 2021, mais comment ces médias l’ont-ils médiatisée depuis 2021 ?

Avis Karukerament : je ne parle pas de ce qui a pu se passer pour sa promo avant 2015. 2020 a fait un reset. Repartons à 0 à partir de 2021. D’ailleurs, cette fameuse année où s’enchaînaient les grandes analyses sur l’agonie de notre Zouk, Fanny J a sorti le classique “L’amour et la passion” avec DJ Fly. Le clip-vidéo est d’une sensualité et d’une élégance qu’on n’a pas vu depuis très longtemps. Les paroles font réfléchir sur notre définition de l’amour, la musique fait ce mélange Zouk/Konpa contemporain. Qui en a parlé à part RFI ? Même dans cette interview Trace, le single n’est pas le focus de la discussion. Plus récemment, automne 2023, elle sort “Cordialement” avec Nesly après le single “Palé” en 2022. Peut-être qu’il était compliqué de coordonner les emplois du temps, mais si elles ont fait l’effort pour France 24, elles l’auraient fait pour ces médias (afro)hexagonaux à condition d’être sollicitées… En d’autres termes, Fanny J a été active ces trois dernières années, mais quand on écoute ses interviews de 2024, qui peut le savoir ? 

Cet intérêt envers Fanny J fait probablement suite à cette interview rétrospective de D.A en février (1) et de sa prestation à la cérémonie des Flammes en avril. (D’ailleurs, je suis choquée que cette prestation non préparée ait été mise en priorité par rapport à sa santé alors qu’elle était hospitalisée… dans la thématique 3, je reviendrai sur le rapport à notre santé). Pourquoi le medley n’a-t-il pas présenté au moins un de ses projets musicaux de ces trois dernières années ? Les médias (afro)hexagonaux lui ont collé cette image de chanteuse de la nostalgie. La cérémonie des Flammes a immortalisé cette image. Chaque interview depuis n’utilise que cette image…

Comme je l’ai dit dans le mythe #7 - “les artistes antillais ont un succès éphémère”, à l’échelle de Kassav’, la Fanny J de 37 ans est à peine en début de carrière. Non seulement elle est en début de carrière, et j’ajoute que ses plus belles années de carrière sont encore à venir. Ces médias seront-ils là pour documenter de façon valorisante ou est-ce qu’elle subira le même sort que Kassav’ à lutter toute sa carrière pour une médiatisation qui finit toujours par être dévalorisante et recevoir des compliments sur son impact que dans 30 ans ? Je vous invite à regarder cette interview Tarata de Kassav’ de 1997 Jacob Desvarieux et Jocelyne Béroard dénonçaient déjà le manque de reconnaissance à cause du filtre colonial. Qu’est-ce qui a changé en 2024 ? 

Leçon à retenir : faire de la promo hors sortie d’album à vendre demande une double vigilance pour que la discussion privilégie le présent et le futur plutôt que le passé. Sauf cas particulier comme l’anniversaire d’un album. En tout cas, la meilleure solution serait de prendre en mains notre propre visibilité et de documenter ce que nous faisons.

Exemple C - la promo de Keros-N pour l’album “Grand Cru” (novembre - décembre 2024)

Artiste de Guadeloupe, Keros-N a fait la promo de son nouvel album dans des émissions (afro)hexagonales qui sont reconnues comme Bang! Bang! de Mouv’, Légendes Urbaines, Couleurs Tropicales sur RFI et CKO avec Baloo et Chris d’Hyconiq. Il en a sûrement  fait d’autres, mais je me limite à celles-là parce que ce sont des émissions dont je connais déjà la ligne éditoriale et ce sont leurs extraits qui sont arrivés dans mes algorithmes.  

Description : Keros-N a 22 ans de carrière. Il s’agit de son troisième album studio et le premier qu’il considère être un véritable album conceptuel. Il y a matière à discuter en profondeur. Pourtant, tous les extraits teaser de ses interviews le montrent en train de décrire quasiment à la virgule près les problèmes socio-économiques de la Guadeloupe. 

Question Karukerament : la promotion des problèmes de la Guadeloupe se fait-elle au détriment de la promotion de l’album ? 

Avis Karukerament : “Grand Cru” permet de discuter de ces problématiques. Même s’il a à coeur de s’exprimer en qualité de citoyen qui s’intéresse à la société dans laquelle il vit, Keros-N se retrouve à chaque fois à parler davantage de son passé et des maux de la Guadeloupe comme s’il n’était pas en cours de promotion. Peu importe la ligne éditoriale de l’émission, les discussions sur l’album ne mettent en avant que la dimension militante. Il n’y a qu’à comparer le nombre de minutes sur l’album et sa promotion au nombre de minutes sur les questions socio-économiques, identitaires de la Guadeloupe. D’un point de vue Karukerament, le ratio est toujours négatif.  

Le storytelling sur “Grand Cru” repose sur sa dimension militante, oui, ce qui en soi aurait pu être une stratégie promotionnelle… Sauf que Keros-N considère cet album comme l’aboutissement de ses 22 ans dans la musique. Cet album devrait donc être valorisé aussi comme une oeuvre d’art à part entière et pas juste comme un objet militant.  

Nous avons enregistré notre épisode #streamcaribbean au début de sa promo en France courant novembre. Il n’y avait que l’épisode de CKO qui était sorti à cette époque. Au final, je pense que j’aurais été plus pertinente si j’avais été sur la fin de sa promo pour mieux mettre en valeur son album, mais bon… Heureusement que Keros-N a quand même organisé sa propre visibilité. Une série de capsules vidéo s’intitulant “Keros-N dévoile” est disponible. Il en dit plus sur le processus créatif de “Grand Cru” en 15 minutes que dans ces interviews fleuves en média traditionnel. 

Leçon à retenir : le timing d’une interview est primordial pour construire un espace digital valorisant. Nos artistes sont toujours célébrés en décalage. C’est à eux de faire le recadrage à chaque fois pour mettre en avant leur actualité au moment de l’interview. D'où l'importance d'avoir du media training mais aussi de prendre en main sa visibilité en investissant dans la création de son propre contenu afin de garder le contrôle de son branding et de son storytelling. 

Conclusion

En 2024, certains médias (afro)hexagonaux ont utilisé principalement trois techniques qui confortent leur regard misérabiliste sur les Antillais. A nos artistes d’en être conscients et de choisir où ils investissent leur temps et leur énergie pour agrandir leur public. 

A suivre

Il y a une quatrième technique pour promouvoir ce regard misérabiliste sur les Antillais : la guerre imaginaire Antilles vs. Afrique (officieusement la  hiérarchisation Antilles < Afrique). C’est ce que nous allons analyser dans le thème 2 avec la polémique fabriquée autour du succès de “Kongolese Sous BBL” de Theodora.

(1) La nostalgie est la ligne éditoriale de “D.A” donc en soi cette interview est cohérente.

L S