#streamcaribbean - Mythe 8

Avant de commencer, toutes mes excuses parce que je n’ai pas mis en ligne de capsule ni en mai ni en juin. Actuellement, je ne suis pas en mesure d'enregistrer un Podcast. Au lieu de continuer à attendre, j'ai décidé de vous partager mes notes pour cette capsule. Ce n’est pas la transcription de l’épisode, mais c'est la version la plus proche de ce que j’aurais enregistré.


Un Zouk déjà international

Je pense que cela aurait été la capsule où je parle le moins. Nos artistes vont déjà chanter dans différents pays d'Afrique, d'Amérique du Sud et d'Europe. Qui le documente ? Personne. C'est au détour d'une interview à un média français qu’ils vont révéler “je suis allé.e à tel endroit ou tel endroit. J'ai été super bien accueilli.e.” Mais dans leur formulation, c'est un accomplissement dérisoire alors que c'est un argument marketing que peu d'artistes français ont. Pourquoi ne pas s’en servir pour se valoriser ? Les médias fr ne leur demandent jamais comment ce succès hors de la France est possible. Les médias fr n’enquêtent pas sur le sujet non plus (à la place des dossiers sur “Le Zouk antillais est mort”, ce serait intéressant de voir comment notre Zouk est vu à l’étranger).

Hypothèse : l'impact de Kassav’ + le déploiement d'une diaspora caribéenne francophone (Haïti, Guadeloupe, Martinique, Guyane) aux 4 coins du monde tout au long du 20ème siècle. 

Par rapport aux vagues d'immigration post-Seconde Guerre mondiale, nous sommes à 3 voire 4 générations d'une diaspora qui occupent des postes-clés dans les structures culturelles et médiatiques de nombreux pays. La pop culture internationale est menée par la communauté afro des États-Unis. Une bonne partie de cette communauté afro fait partie de la diaspora caribéenne. C'est donc un marché qui couvre le monde entier et dans plusieurs langues.  Je répète que chanter en créole et/ou en français sur le marché caribéen/international est un outil marketing puissant. 

Exemple : la réponse de Shaggy quand on lui demande son avis sur le fait que nos artistes ne percent pas à cause du fait de chanter en français… A partir de 1:03:00. Si tu as la flemme d'écouter, il dit que le protectionnisme du marché français devrait être un atout pour nous + le français sonne sexy pour les non-Francophones + il suffit d'une superstar pour ouvrir la voie…

A noter que cette vision de “l’élu.e” est une vision que tout mes invités #streamcaribbean anglophones ont. Perso, je pense qu'on a déjà eu plusieurs occasions avec Francky Vincent et Admiral T. De ce que je vois, si je compare à Kassav’, ils ne sont pas passés au statut de “superstar” (terme à définir, je sais) parce que : 1) soit des sacrifices personnels n’ont pas été faits au bon moment 2) soit parce que leur branding et leur storytelling sont déconnectés de l’apport culturel qu’ils représentent. Et c’est la double erreur que font aussi les artistes “urbains” en ce moment...Pas d’assise culturelle solide en dehors de vendre du sexe et la fête fortement alcoolisée (cf. Mythe n°5). Mais tout le monde n’a pas vocation à, ni même l’envie de, devenir une superstar. L’avantage d’Admiral T est qu’il peut faire entrer sa carrière dans une autre dimension s’il accepte son âge. Son désavantage est qu’il est le seul artiste dancehall à avoir ce rapport à la scène donc il n’a pas de précédent pour lui baliser sa propre voie. 

Chaque prestation à l'étranger est un élément de storytelling et de branding. Ne serait-ce qu'avoir une bio valorisante à jour est un premier pas pour créer un lien avec un fan potentiel. On ne peut pas toujours compter sur le bon vouloir des autres pour parler de nous sans rien faire de notre côté… Il ne faut pas sous-estimer le pouvoir du bouche-à-oreille. Et il suffit de plaire à LA bonne personne pour faire avancer une carrière. Mais cette bonne personne, il faut lui donner matière à convaincre les autres autour d’elle.

Exemple : les artistes de Guadeloupe et de Martinique nommés aux BET Awards sans avoir la fameuse machine de guerre  dont ils disent  avoir besoin… J’aurais pu croire qu’ils payent BET France, mais vu comment aucun artiste ne se sert de cette nomination pour se vendre, je me dis que ça serait vraiment de l’argent gaspillé. Je crois plutôt qu’il y a une personne bien placée qui fait le forcing chaque année… D'autant plus quand ces artistes ne bénéficient pas d'une couverture médiatique hexagonale. Je ne sais pas combien de temps cela va encore durer, mais en tout cas c'est la preuve que nous avons déjà des leviers pour nous marketer à l’international. Et chaque année, c'est une véritable frustration de voir nos artistes ne pas s'en préoccuper. Sujet pour un autre jour.

“L’international est quelque chose qu’on ne peut pas considérer pour l’instant. Il faudrait d’abord une lumière sur nous. [...] Quand je suis arrivé pour vivre en France, je me suis demandé pourquoi personne n’a jamais eu l‘idée de faire un Zouk, puis d’amener ça à Miami. Tu fais un Zouk en anglais, tu installes le Zouk à Miami et tout le monde va kiffer. Mais c’est pas comme ça. Il y a beaucoup de biais, beaucoup d’intermédiaires.C’est très très compliqué.” 

Extrait de la discussion #streamcaribbean avec Lorenz en 2022

Je pense que ses propos reflètent bien le conflit intérieur des artistes de ma génération. Ils avaient des ambitions internationales, avec raison, mais pas l’entourage pour au moins essayer. Quand on voit le Jean-Michel Rotin des années 90, il aurait pu prétendre à tenter les Etats-Unis. Dans les années 2000, Princess Lover et Perle Lama auraient pu aussi prétendre à une percée là-bas. Pour Admiral T et KRYS, ça aurait été plus dur parce qu’ils sont dans le genre dancehall et venir jouer sur le terrain de Sean Paul, Elephant Man et Beenie Man à cette époque aurait été vraiment compliqué. Mais pourquoi pas ? Dans les années 2010, personnellement, j’aurais plus misé sur les Zoukeurs comme Lorenz, Slaï ou Yoan (avec le bon branding, bien sûr) parce que le R&B US masculin était ouvert avec Usher en mode électro et Chris Brown en disgrâce. Aujourd’hui, on dit que le problème du R&B US masculin est que les hommes ne sont plus dramatiques, ne savent plus supplier, c’est ce qui est recherché. Et en France, on veut critiquer notre Zouk en disant que c’est répétifif parce qu’on est toujours en train de pleurer… C’est pour ça qu’il faut faire la musique qu’on veut et ensuite aller chercher le public qui a envie d’écouter. 

Bref, je trouve bizarre que Lorenz n’ait pas rencontré des personnes pour le soutenir dans son projet d’exportation alors qu’à ses débuts, il avait une formule assez similaire à Kaysha/Organiz’ qui jouaient ouvertement sur l’ambiguïté de se faire passer pour un AfroAméricain. Ceci étant dit,  JE ne définis pas la réussite par le fait d’être reconnu aux Etats-Unis. Quand je parle de réussite, c’est soit en réussissant à innover dans un genre musical et/ou avoir un public engagé.

Innover dans nos créations

La question de l’innovation revient souvent dans les discussions autour de notre Zouk. Comme je l’ai dit dans la capsule précédente, on vit une surenchère de la nostalgie (qui s’explique par le climat politique mondial anxiogène, je sais). Les artistes caribéens dans la quarantaine actuellement sont en activité depuis plus d’un quart de siècle et ont connu tous les changements de l’industrie sans nécessairement s’y adapter.  De tous les artistes à la discographie accessible dans mes recherches, Thierry Cham est celui qui a eu le projet le plus abouti pour se lancer sur un marché international. 

Je ne parle pas du fait d'imiter les Jodeci et les Blackstreet en chantant en anglais. Je parle de faire une proposition artistique créative. L’album “Là D’où Je viens” pose un cadre à Thierry Cham qui se présente en combattant Zouk. Tel un Jedi, il incarne le Sky Zouker prêt à affronter le R&B et la Dancehall… Le projet paraît d'autant plus visionnaire alors que Thierry Cham le sort à une époque où le Zouk “antillais” dominait l’industrie française depuis 6 ans. 

Contexte : en 2008, Fanny J vient de sortir son premier album. Lorenz, Kim, Stony, Axel Tony ou encore Yoan connaissent de gros succès Zouk après 2008… Thierry Cham fait donc partie de ceux qui cherchaient déjà de nouvelles sonorités à une époque où notre Zouk était dans une phase de surexploitation. Et vu l’intro, je pense que les vautours devaient avoir été particulièrement agressifs dans le mépris pour qu’il construise ce projet de cette façon.

[description du concept Zouk pop rock avec “Candy Zouk” + choix des références culturelles locales vs. internationales + soutien de Kassav’ avec “Ba Yo”] 

“On n'a pas besoin de la France,” déclarait Lycinaïs Jean lors de notre discussion #streamcaribbean en 2022. De tous les artistes que j’ai interviewés en 2022, elle est celle qui était la plus directe sur le fait d’appliquer des stratégies pour réussir, sur le fait d’afficher son ambition internationale et sur sa conviction d’y arriver. “Danjé”, son plus récent single, couvre différents aspects marketing dont j'ai parlé dans mes Podcasts. 

Musicalement : 

Visuellement: 

Marketingment: 

Constat: la vidéo a fait plus d’un million de vues en 10 jours, plus de 27k likes. Sans promotion hors réseaux sociaux. D'après sa publication Instagram de célébration, c'est la première fois où elle atteint le million aussi vite et le public se trouve aussi bien en Europe, qu'en Afrique, qu’aux Amériques… Lycinaïs Jean dit que 80% des streams pour le moment viennent de Haïti donc c’est qu’il y a un début d’analyse de ses datas (#streamcaribbean avec KRYS). J’ai déjà dit dans plusieurs podcasts et newsletters que je ne comprends pas l’absence de marketing envers la communauté haïtienne alors que “l’innovation” de ces dix dernières années était de mettre une séquence konpa dans nos Zouks. Sans compter que Joé Dwèt Filé et Oswald ont bien konpa-isé la pop urbaine… 

Il est donc possible de se rendre suffisamment accessible pour que le public international se sente concerné sans avoir à chanter en français ni changer son univers artistique. J'espère que nos artistes prendront conscience que ce n'est pas tout de dire “je suis international”, les actions doivent suivre. C'est un ensemble de leviers à activer en même temps. 

On est en 2024, 4 ans après un confinement mondial où les artistes du monde entier ont goûté pendant quelques mois à la situation quotidienne des artistes caribéens depuis des décennies. Impossible de faire des concerts, impossible de voyager, impossible de faire des émissions… Les autres artistes ont pu retourner à “leur vie d’avant”, mais nos artistes doivent toujours faire face aux mêmes problèmes structurels. La question de départ n’est pas “qui je peux contacter pour entrer dans telle playlist, pour passer sur telle radio, quelle subvention je peux avoir”. La question de départ est “comment me connecter à mon public?”. 

Mon premier podcast musique en 2019 affichait déjà cette thématique de notre Zouk du 21ème siècle comme une musique pop internationale. Si vous écoutez ma série d'interviews #streamcaribbean de 2022, vous entendrez que c'est le fil conducteur de chaque discussion. J'ai publié les épisodes dans un ordre qui reflétait les différents degrés de conviction sur ce sujet. Je vous invite à aller (ré)écouter mes analyses d’il y a 2 ou 4 ans et de comparer avec ce que vous voyez aujourd’hui.   

Je reste persuadée que le marché caribéen est notre tremplin pour toucher toutes les communautés culturelles du monde entier. Cela demande du temps et de l’énergie, mais en l’espace de 5 ans regardez toutes les interviews que j'ai pu faire sans quitter chez moi. Celles qui n'ont pas été faites, c'est à cause de conflits d'emplois du temps, mais le contact a été pris. Que ce soit en musique, littérature ou cinéma, le contenu Karukerament est la preuve que des connexions caribéennes peuvent s’établir rapidement dès qu'on est intentionnel et qu'on croit en sa valeur. Et c'est sur ça que je veux finir. 

Les vautours se sont comportés comme une personne abusive dans une relation. Toujours à rabaisser, à mépriser au point où nos artistes ont intégré ce discours et ont peur de rêver, peur d’aller vers les autres tellement on les a isolés sur le marché français. Les artistes antillais ne peuvent faire carrière qu’en France ? Non seulement c'est faux et cela a toujours été faux. 

conclusion

Quand on est artiste, il faut avoir une vision pour soi-même et de ses intentions pour la concrétiser. Se mettre face à soi-même demande un courage immense. Reconnaître ce qu’on n’aime pas chez soi aussi. Mais se prendre en main pour changer ce qu’on peut changer n’a pas de prix. Si vous ne savez pas comment faire, lisez Jocelyne Béroard et Pierre-Edouard Décimus. Avec “Loin de l'amer” (Qu’est-ce qu’être artiste caribéen ?) et “Pou Zòt” (établir une norme caribéenne), ils sont devenus nos mentors à tous. Quand on se dit Guadeloupéen, quand on se dit Martiniquais, quand on se dit Caribéen, il n'y a pas d'autre conseil à privilégier sur les leurs. Ouvrez les livres. Si la lecture est une activité qui vous ennuie, lisez une page par jour mais la première leçon que vous apprendrez avec eux est que vous avez le pouvoir de vous prendre en main. Vous pouvez apprendre des autres, vous pouvez recevoir ou donner de l’aide, mais la validation extérieure ne doit jamais avoir plus de valeur que la validation que vous vous donnez. C’est un cheminent qui peut parfois se faire dans une douleur extrême car déconstruire tout ce qu’on prenait pour une vérité absolue fait MAL… Mais la récompense est de vivre en alignement avec soi-même, d’éviter de finir dans l’amertume et d’aller au bout de sa capacité de création en tant qu’être humain. C’est ça “le secret” de la longévité de Kassav’. 

Je n’ai pas de rêve, mais j’ai l’espoir que…

J’ai l’espoir que nos artistes oseront avancer sans attendre la validation de personnes qui leur manquent de respect. 

J’ai l’espoir que les faux arguments des vautours pour exploiter nos artistes resteront en 2024. 

J’ai l’espoir que nos artistes arrêteront de se juger à travers le filtre colonial.

J’ai l’espoir que les artistes de Shatta et de Bouyon se définiront avant d’être transformés en mode que d’autres s’approprieront. (Et le pire, c’est que les médias fr que vous idolâtrez participent au pillage en vous faisant croire qu’ils vous soutiennent).

J’ai l’espoir que nos artistes mettront leur énergie dans le branding et le storytelling pour l'international.

J'ai l’espoir que nos artistes étudieront l’histoire musicale de chez eux et utilisent cette richesse dans leurs créations.

J’ai l’espoir que nos artistes s’ouvriront aux collaborations caribéennes (#streamcaribbean avec Mano D’iShango).

J’ai l’espoir que nos artistes auront la même éthique de travail que Kassav’.

J’ai l’espoir que nos artistes écriront leur propre définition du succès.